« Quand je cesserai de m’indigner, j’aurai commencé ma vieillesse »
(André Gide).
Notre voyage débute en 1928 dans la ville de Jacmel, située dans le sud-est d’Haïti. Faute d’une route carrossable à ce moment, les habitants de Jacmel peuvent mettre de quatre à douze heures pour atteindre Port-au-Prince, la capitale.
Chez les Sorel, commerçants de leur état, un petit garçon naît dans la nuit du Ier janvier. Jean aura trois soeurs et deux frères. Bien qu’il soit aveugle à sa naissance à cause d’un glaucome congénital, la chose passe d’abord inaperçue. On constate plus tard qu’il a un problème visuel : en effet, il heurte les meubles en se traînant par terre et ne réagit pas aux grimaces que lui font les adultes.
La famille consulte un « oculiste » de Port-au-Prince qui déclare d’une voix triste qu’il n’y a rien à faire. Il ajoute que l’enfant souffrira un jour de graves maux de tête au point qu’une opération sera nécessaire. Dix ans plus tard, la prédiction se réalise. Une opération élimine les maux de tête, mais ne rend pas la vision à Jean. Signalons qu’Édith, sa soeur aînée, perdra presque la vue en vieillissant.
Rôle de la mère
« Je suis le produit de plusieurs miracles », dira Jean. Le premier, c’est d’avoir eu une mère comme la sienne. Pour madame Sorel, Jean est aveugle, c’est un fait, mais il ne sera pas condamné à la mendicité. Il aura droit, comme ses frères et soeurs, à une bonne instruction afin d’exercer un jour un métier. Sans connaître le braille — personne d’ailleurs ne le connaît en Haïti –, elle lui invente un alphabet en faisant construire par des voisins menuisiers des lettres en bois. C’est avec ces lettres-jouets que Jean s’initie à la lecture et à l’écriture. Cette manière d’apprendre se révèle plutôt rudimentaire et va être bientôt éclipsée par le braille.
Justin Castera et le braille
Comment le petit Jean Sorel de Jacmel en Haïti découvre-t-il le braille en 1933 ? Y a-t-il là un autre miracle ? En réalité, le braille apparaît dans sa vie par l’intermédiaire du consul et médecin français Justin Castera qui vit à Jacmel et qui, arrivé à la cinquantaine, commence lui-même à perdre la vue. Lors d’un voyage en France, Castera est informé de l’existence d’un système d’écriture par points en relief, dû à un certain Louis Braille qui lui a donné son nom. De retour à Jacmel, Castera entre en contact avec Jean, âgé alors de 5 ans. C’est ensemble que le consul et le jeune garçon se mettent à l’étude du braille. Pour Jean, lire avec les doigts, c’est apprendre en s’amusant. Il est le premier aveugle de son pays à étudier le braille.
Cours primaire à Jacmel
Les filles du consul ont la bonne idée de fonder chez elles l’école primaire Castera que va fréquenter Jean. L’une d’elles, Fernande, s’impose de connaître le braille pour pouvoir mieux superviser les progrès de Jean. Celui-ci se retrouve seul élève handicapé de la vue parmi des voyants. « Vers 1936, déclarera-t-il d’un ton amusé, j’étais déjà dans l’intégration scolaire ! »
Pendant des années, Jean utilise à l’école des livres en braille (grammaire, histoire sainte, etc.) qu’on fait venir de France et qu’on a la patience de copier pour sa mère à la maison. Parce qu’il n’existe évidemment pas de livres en braille sur l’histoire et la géographie d’Haïti, Jean pratique ce qu’il appellera le « système de la répétition » : il se fait lire et relire la matière au programme, l’apprend par coeur et développe ainsi une excellente mémoire. Pour l’arithmétique, il se sert d’un « cubarythme », objet tombé en désuétude, qui permet de faire des opérations en faisant bouger des cubes sur une ardoise.
Déplacements
À défaut de posséder une canne blanche, inconnue à cette époque en Haïti, Jean recourt à un guide prénommé Julien. Ce dernier fait partie de ces jeunes garçons dont les parents sont trop pauvres pour les envoyer à l’école et qui, travaillant le jour, suivent le soir un cours d’alphabétisation.
Secondaire par correspondance
Après la mort de Castera en 1938, Jean va faire ses études secondaires à deux endroits et de deux façons différentes. D’abord à Jacmel, il s’inscrit à la Hadley Correspondence School for the Blind, une école « extraordinaire », affirmera-t-il, dont le siège social se trouve près de Chicago. Les personnes intéressées peuvent y suivre des cours par correspondance sur toutes sortes de sujets, en anglais bien sûr, mais le catalogue offre aussi l’apprentissage de différentes langues, dont le latin et l’espéranto. Or, on découvre vite que Jean a le « don des langues ».
Vous avez dit espéranto ?
Pour Jean, l’espéranto représente davantage qu’une simple marotte. Puisqu’il partage la foi de son fondateur en une langue universelle, il se fait tout naturellement espérantiste et sera même, une fois citoyen canadien, vice-président du Club des espérantistes montréalais.
Watertown
Jean est âgé de 20 ans quand, en 1948, il quitte Jacmel et se retrouve à Watertown, en banlieue de Boston. Pourquoi à cet endroit ? Il souhaite finir son secondaire à la Perkins School for the Blind où la direction tient compte de tout ce qu’il a déjà appris par correspondance. Logé à l’école même, il parle suffisamment anglais pour se débrouiller aux États-Unis.
Université Harvard
En 1950, il reçoit une formation offerte par l’Université Harvard, formation visant à lui permettre d’enseigner en Haïti à des personnes ayant un handicap visuel. Il enseignera, oui, mais formera également des gens à le faire à leur tour.
Retour au pays avec un chien
Jean fait en 1951 un retour plutôt remarqué dans son pays natal, car il y revient non seulement avec une canne blanche, mais aussi, et surtout, un chien-guide. Ici encore, il passe à l’histoire en devenant le premier non-voyant haïtien à marcher dans les rues de Port-au-Prince avec un chien-guide. « Ça a révolutionné le pays entier », dira-t-il en riant.
Toutefois, le maître et son chien sont confrontés à un problème de taille : le manque de trottoirs à Port-au-Prince ! Le résultat est que le chien est davantage un animal de compagnie qu’un chien-guide. Voilà pourquoi doit-on se résoudre à le renvoyer aux États-Unis dans l’espoir qu’il soit vraiment utile à quelqu’un d’autre. Jean n’aura pas un deuxième chien.
Débuts dans l’enseignement
Engagé en 1951 par la petite école Saint-Vincent, dirigée par des religieuses et, un an plus tard, par l’Institut haïtiano-américain de Port-au-Prince, Jean habite chez sa soeur aînée qui a aménagé chez elle une école privée. Ses journées sont tellement bien remplies qu’il se demandera plus tard comment il a pu « tenir le coup ». Ici, nous pouvons parler sans exagérer d’une bonne discipline personnelle. Arrivé tôt le matin à son travail, il enseigne, entre autres, l’anglais américain à des adultes et suit le soir des cours à la faculté de droit de l’Université d’Haïti où il obtient une licence en juillet 1954. Pourquoi le droit d’ailleurs ? Eh bien, parce que cette discipline est à ce moment-là considérée comme un complément d’étude.
Misère des non-voyants
Conscient des difficultés que vivent quotidiennement les non-voyants de son pays, Jean participe en 1952 à la fondation de la Société haïtienne d’aide aux aveugles qui, grâce à des collectes de fonds, va pouvoir distribuer des cannes blanches et secourir financièrement des personnes aveugles dans le besoin. Jean en sera le secrétaire général, bénévolement il va sans dire. En Haïti, c’est la première fois qu’on donne un coup de pouce aux personnes vivant avec un handicap visuel.
Débuts à la radio
Après avoir fait son stage, Jean laisse le droit pour se consacrer à l’enseignement et à la radio. L’enseignement, nous le savons déjà, mais signalons tout de même que, en février 1956, Jean intègre l’équipe de professeurs francophones de l’école Hadley dont nous avons parlé précédemment et qui reviendra plus loin. Voilà pour l’enseignement, et c’est déjà beaucoup, mais ajoutons à cela la radio. C’est un rêve que Jean caresse depuis son adolescence. À l’époque, la radio haïtienne diffuse surtout en français, le créole étant dévalorisé. Un véritable fossé sépare francophones et créolophones, toutefois une telle discrimination allait disparaître par la suite. Les auditeurs des années 50 écoutent Louis Armstrong, Ella Fitzgerald, Yves Montand, Édith Piaf, Tino Rossi, etc.
Sa notoriété d’enseignant aveugle, revenu des États-Unis avec un chien-guide, vaut à Jean d’être embauché en 1956 par Radio Haïti. Il va y donner des conférences sur l’enseignement aux personnes handicapées de la vue, sa vie à l’école Perkins, etc., des conférences dont la presse se fait l’écho.
Mais son travail à la radio ne se limite pas à cela. Serge Bouchereau, qui est adolescent à cette époque, fait la connaissance de Jean à Radio Haïti.
« Je passais, racontera-t-il, un temps fou à le regarder lire ses textes en braille, communiquer les nouvelles du jour, débiter les réclames, frapper pour produire des sons, avec une baguette de vibraphone, sur trois chaudières en métal… De cet instrument sonore utilisé à répétition pour signaler les transitions et les pauses réglementaires de la station, Jean avait fait un jouet musical qui le remplissait de joie dans sa cage enchantée. »
Nous ne sommes plus tout à fait dans l’atmosphère plus sérieuse des conférences. Serge Bouchereau, qui en 1968 retrouvera Jean dans une pension de famille de Montréal, ajoute quelque chose qui vaut d’être cité ici.
« J’ai pu comprendre, poursuit-il, pourquoi je restais béat face à cet homme qui représentait alors un extraterrestre pour moi. En effet, à part la musique, je ne connaissais aucun autre domaine dans lequel excellaient mes compatriotes plongés en Haïti dans la tragique situation d’une cécité totale. C’est pour cela sans aucun doute que Jean était un modèle autant pour les voyants que pour les non-voyants. »
Serge Bouchereau est d’autant plus touché par « le courage, la détermination et la force de caractère » de Jean qu’il va s’en inspirer quand il apprend, à 34 ans, qu’il a lui aussi une déficience visuelle.
Quant au Jean Sorel amateur de radio, il ressent encore le besoin de s’assoir devant un micro puisqu’il collabore chaque dimanche, et ce, depuis plus de 20 ans, à une émission diffusée par une station de radio multiethnique de Montréal1.
Loisirs
Le mot peut faire sourire, car on s’étonne que Jean ait du temps libre. C’est pourtant le cas et il l’emploie en bonne partie à écouter la radio, plus exactement les ondes courtes, moins populaires évidemment depuis l’arrivée d’Internet. Écouter les ondes courtes permet à Jean de voyager sans bouger de chez lui et principalement d’améliorer sa connaissance de l’allemand, de l’espagnol, de l’italien, etc. Le futur polyglotte n’est pas loin.
L’exil
La situation politique en Haïti va bouleverser la vie de Jean en le forçant à émigrer. Depuis 1957, le pays est en effet dirigé d’une main de fer par François Duvalier, un ancien médecin de campagne devenu le dictateur que l’on sait. Celui qu’on surnomme Papa Doc contraint de nombreux Haïtiens à prendre le chemin de l’exil. Lorsque ses deux beaux-frères sont emprisonnés, Jean juge plus prudent de quitter la « perle des Antilles ». Il émigre au Canada en 1964 et s’installe à Montréal qui deviendra un maillon important de la diaspora haïtienne. Le choix de cette ville fait l’affaire de l’école Hadley qui cherchait un enseignant bilingue pour le Canada.
Jean Sorel, pédagogue
Jean recommence donc à donner ses cours par correspondance. Il enseigne le français, l’anglais et même l’esperanto à des centaines de personnes, notamment à de nouveaux venus qui veulent s’intégrer à la société québécoise. Certains ont une déficience visuelle, d’autres vivent dans la pauvreté. Il s’agit parfois des mêmes personnes.
André Vincent (voir sa biographie), qui a étudié l’anglais sous la direction de Jean, raconte :
« C’était une formule bien particulière dont je conserve de très beaux souvenirs. Les leçons étaient en braille et les devoirs et corrigés se faisaient sur bandes magnétiques échangées par la poste. Tout ça se faisait avec la rigueur, l’a gentillesse et l’humour qui continuent à faire de Jean un être qui sait rendre les autres heureux ».
Ce talent de pédagogue, Jean l’exerce jusqu’en 1990 où il quitte l’école Hadley pour savourer une retraite bien méritée.
AAAHQ
La retraite pour Jean, vraiment ? À ce moment, il est bien connu dans la communauté haïtienne par son émission de radio hebdomadaire. Il l’est aussi parce qu’il a cofondé en 1989 l’Association des aveugles et amblyopes haïtiens du Québec (AAAHQ) dont il est encore le vice-président. Par l’entremise de l’AAAHQ, il continue au Québec à aider dans la mesure du possible ses compatriotes demeurés en Haïti et atteints d’une déficience visuelle.
Le milieu
Dès qu’il s’est installé à Montréal, Jean a cherché à connaître les organismes offrant services et loisirs aux personnes handicapées de la vue. C’est ainsi qu’il découvre, entre autres, le Club Saint-Laurent et plus tard le Regroupement des aveugles et amblyopes du Montréal métropolitain (RAAMM). Peu à peu, son nom se répand dans le milieu de la déficience visuelle, on s’habitue à sa présence et à son rire généreux.
Quand il a du temps libre entre deux réunions ou deux assemblées, il se plonge dans la lecture d’une biographie, un genre littéraire dont il est friand. Il recourt au braille pour un document de nature plus pédagogique.
De Jacmel à Montréal
Jean a fait un long chemin depuis Jacmel et plusieurs personnes ont croisé sa route. La Société haïtienne d’aide aux aveugles, dont Jean, rappelons-le, est l’un des fondateurs, a voulu faire connaître son parcours en lui consacrant récemment un documentaire2. Le film cherche, par l’exemple de Jean, à inspirer en particulier les jeunes handicapés de la vue d’Haïti. Qu’il nous soit permis de souhaiter à notre tour que cette modeste biographie donne le goût aux jeunes handicapés d’ici d’aller plus loin dans l’acceptation de leur différence.
Notes
- Station CFMB 1280 AM Radio Montréal.
- Jean Sorel : de Jacmel à Montréal, un exceptionnel parcours dans le noir, un documentaire de Roger Boisrond.[mks_separator style= »solid » height= »2″]
Attention !
En terminant cette biographie, nous vous offrons une galerie de photos. Elle s’adresse aux parfaits voyants, aux semi-voyants, aux personnes conservant une vision modeste et aux aveugles. Il est un peu complexe de concevoir une galerie de photos pour une telle démographie. Voici donc le mode d’emploi :
Si vous avez l’usage de la vue et que vous utilisez une souris, il vous suffit de cliquer sur une photo, et alors, la galerie sera remplacée par une diapo grande format, où les photos se succéderont au rythme d’environ 5 secondes. Pour revenir à la galerie, cliquez sur l’icône X, en haut à droite.
Si vous disposez d’une vision modeste, si vous utilisez JAWS, si peut-être vous souhaitez faire une présentation à des amis voyants, alors suivez les consignes qui suivent. Chaque photo est agrémentée d’un LIEN GRAPHIQUE, visible et audible uniquement par les utilisateurs de JAWS. Faites ENTER sur ce LIEN GRAPHIQUE, et alors, la galerie sera remplacée par une diapo grande format, où les photos se succéderont au rythme d’environ 5 secondes. Pour revenir à la galerie, appuyez sur ÉCHAPPE.
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