SAINT-ONGE, PIERRE, ou L’histoire d’un succès

Portrait de Pierre St-Onge. 2014.

« Réussir, c’est être en accord avec soi-même, faire les choses avec passion et pas seulement avec raison »

(Auteur inconnu).

Pierre Saint-Onge est né le 12 octobre 1950 dans le village de Saint-Paulin, en Mauricie. Faisons un peu d’histoire. Qui dit Mauricie à cette époque dit aussi Trois-Rivières, fief incontesté de Maurice Duplessis, chef de l’Union nationale et premier ministre du Québec. Revenons maintenant à Pierre. Il est le cadet d’une famille qui comptera cinq enfants. Parce que sa mère a la rubéole durant sa grossesse, Pierre est atteint à 7 mois de cataractes congénitales. Après deux opérations, il voit mieux jusqu’à ses 7 ans, puis sa vision diminue de plus en plus et, à 13 ans, il est aveugle. Dans une entrevue, il évoquera un bébé assis dans sa « chaise haute » et qui ne voit pas la nourriture devant lui. Malgré son handicap, il connaît une enfance quasi semblable à celle des autres enfants de la famille et de Saint-Paulin. Disons tout de suite qu’il devait lui-même être père de deux enfants et que ces derniers ont une vision tout à fait normale.

Pierre a 7 ans lorsque, après avoir fait trois mois de sa première année à l’école du village, il est de nouveau opéré aux deux yeux, mais sans résultat. Suit une convalescence qui va se prolonger plus d’un an : « J’ai peut-être inventé ça, les années sabbatiques », dira-t-il plus tard en riant. Propriétaires d’un hôtel, ses parents possèdent aussi un magasin général. Le jeune garçon profite de sa liberté pour explorer son petit monde et y faire de belles découvertes, surtout au rayon des jouets. En 1959, ses parents entendent parler d’une école pour enfants ayant un handicap visuel et dirigée par des religieuses, l’Institut Nazareth. Pierre doit donc dire adieu à la longue récréation qu’est la vie à la maison et part pour Montréal.

Première école spécialisée

Il arrive donc à 9 ans à l’Institut Nazareth, boulevard Crémazie, à Montréal. C’est le drame. Il lui faut d’abord survivre à la dure séparation d’avec sa famille, manger une nourriture qui lui fait aussitôt regretter celle de l’hôtel familial,  évoluer dans un milieu où chaque heure est consacrée à une tâche précise, écouter à la radio le cardinal Léger réciter le chapelet : bref, c’est un univers aux antipodes de celui de Saint-Paulin. Heureusement, ses parents viennent le voir régulièrement et lui-même peut se rendre une fois par mois chez les siens. Il doit recommencer sa première année, mais on le fait passer rapidement en 2ième. Un bandeau sur les yeux, il apprend le braille qui reste sa « façon privilégiée » d’accéder à l’imprimé. Contrairement à la coutume, il fait sa 4ième année à Nazareth avant de se retrouver cette fois à Ville Jacques-Cartier, une municipalité qui allait plus tard se fusionner avec Longueuil. Pierre va étudier dans une autre école spécialisée,   l’Institut Louis-Braille.

Deuxième école spécialisée : canne blanche

Nous sommes à l’automne 1962. Louis-Braille, c’est également un pensionnat, mais on n’y trouve que des garçons. Ceux-ci y jouissent de plus de liberté qu’à l’Institut Nazareth. Pierre y étudiera de sa 5ième à sa 11ième année. Il poursuit ses études de piano commencées boulevard Crémazie et a toujours un faible pour les mathématiques et la géographie. Rappelons qu’il devient aveugle à 13 ans. C’est d’ailleurs à Louis-Braille qu’il apprend à utiliser une canne blanche, et ce, avec une personne aveugle comme professeur. Il semble avoir bien compris la leçon puisqu’il va la mettre en pratique en déambulant avec un copain dans un endroit fort achalandé alors, les îles Notre-Dame et Sainte-Hélène qui accueillent l’Expo 67. Mais revenons à Louis-Braille où, en 1969, Pierre a complété sa 11ième année et s’apprête à retourner en Mauricie.

5ième secondaire : un choc

La Mauricie, c’est Shawinigan où Pierre doit faire son 5ième secondaire dans une école du secteur régulier. Eh bien, nous pouvons parler d’une très grosse année de transition à laquelle le jeune homme n’est pas préparé du tout. La chose s’explique aisément, car il avait fait presque toutes ses études dans deux écoles pour élèves handicapés de la vue et le voilà maintenant seul parmi les voyants. Il doit renoncer aux livres en braille, aux maquettes en relief pour les cours de géographie, etc. Rien n’est adapté pour lui. Muni de son magnétophone, il enregistre donc les cours qu’il réécoute le soir en prenant des notes en braille. Il ne peut effectuer cette opération en classe, l’appareil étant trop bruyant et encombrant. Sa sœur chez qui il habite accepte d’être sa lectrice bénévole. Pierre dira plus tard avoir été très bien accueilli dans cette école, ce qui lui a permis de mieux absorber le choc initial.

Cégep de Trois-Rivières et chien-guide

À l’automne 1970, nous le retrouvons au cégep de Trois-Rivières, inscrit en relations humaines avec concentration en psychologie. Il y a du nouveau dans sa vie : il aborde les études collégiales flanqué de Ginger, un chien-guide qu’il est allé chercher au New Jersey, États-Unis, à défaut d’en obtenir un au Québec, la fondation Mira n’existant pas encore. En 1970, on peut compter sur les doigts d’une seule main les personnes aveugles du Québec propriétaires d’un chien-guide et Pierre est du lot. Ce sera la croix et la bannière pour faire accepter l’animal, tellement la société semble désarçonnée devant cette nouvelle réalité. La direction même du cégep questionnant la présence de Ginger à l’intérieur des murs de l’institution, Pierre a une première occasion de faire valoir l’utilité de son chien. La démonstration doit avoir été convaincante puisque la direction acquiesce à sa demande. En dehors du cégep, il devra sensibiliser son entourage à l’importance de Ginger dans sa vie. « Chaque sortie était un combat », affirmera-t-il, que ce soit pour aller au restaurant, dans un bar, etc. Après la mort de Ginger, survenue dans un incendie en 1979, Pierre reviendra définitivement à la canne blanche. Cette année-là, il a déjà une compagne et un enfant.

Pierre musicien

À compter de 1968, la musique apprise dès le primaire à l’Institut Nazareth va permettre à Pierre de gagner un peu d’argent. Dans de petits orchestres formés d’amis, il joue de l’orgue électrique l’été à l’hôtel de ses parents et, les fins de semaine d’automne et d’hiver, dans les bars de Trois-Rivières et des environs. En classe, Pierre emploie toujours un magnétophone, mais, pour alléger la somme de travail à accomplir, n’enregistre plus que ce qui lui semble essentiel en se fiant aux changements d’intonation des professeurs. Et ainsi s’écoulent les deux années du cégep.

Université : génagogie

Du cégep, il passe en 1972 à l’Université du Québec à Trois-Rivières pour y faire un baccalauréat en génagogie, une discipline que l’on pourrait définir comme l’organisation fonctionnelle des groupes. Pierre doit encore une fois pallier le manque de services adaptés et de documents en braille en perfectionnant sa manière de fonctionner. Au lieu de trimballer le magnétophone en classe, il prend des notes une fois revenu chez lui, mettant ainsi sa mémoire à l’épreuve. Comme il l’a fait précédemment au cégep, il obtient l’aide de camarades qui se font lecteurs bénévoles, lectrices surtout, les filles étant plus disponibles que les garçons. Et nous voilà déjà en avril 1975 et à la fin du baccalauréat.

Mariage

Pierre n’attendait que ce moment pour convoler en justes noces avec sa petite amie, inscrite comme lui en génagogie. Le passage du célibat au mariage se comprend mieux si l’on revient sur la jeunesse de Pierre. Adolescent, il s’est heurté à un obstacle de taille : comment faire, lorsqu’on est aveugle, pour rencontrer une jeune fille, être accepté par elle et surtout les parents de celle-ci ? Il arrivera, comme dans une version revisitée de Roméo et Juliette, que des parents, emprisonnés dans l’étau des convenances, exigent de leur fille qu’elle choisisse entre eux et Pierre : dans l’aventure, le jeune homme perdra sa copine. L’anecdote ferait sourire si elle n’était hélas ! authentique. Mais un jour Pierre aura sa revanche et, ainsi que nous l’avons écrit plus haut, trouvera une compagne de vie.

Travail : I.N.C.A

Ses études à l’université terminées, Pierre met fin à ses contrats de musicien en Mauricie. Comme le marché du travail est alors plus ouvert aux chercheurs d’emploi qu’il ne devait l’être par la suite, Pierre entre à l’Institut national canadien pour les aveugles (INCA). Il fait d’abord son stage à Montréal, puis devient directeur adjoint du bureau de Joliette, ville où travaille sa femme. Faisons ici une parenthèse pour rappeler aux lecteurs que l’INCA possédait dans les années 70 plusieurs bureaux régionaux. En janvier 1976, le couple déménage à Québec où Pierre a été nommé directeur administratif du bureau de l’INCA, poste qu’il occupera jusqu’en 1985. Bien qu’il ait vite appris à ne pas compter ses heures et à travailler autant le soir que le week-end, il affirmera avoir adoré son passage à l’INCA. Cela lui a permis de rencontrer une foule de personnes ayant un handicap visuel et des besoins divers. Cependant, en 1985, il souhaite changer de milieu, relever un nouveau défi.

Travail : Croix-Rouge

Après l’INCA, il veut se prouver qu’il peut gagner sa vie dans le monde dit « normal » et se retrouve directeur administratif pour l’Est-du-Québec à la Société canadienne de la Croix-Rouge. Aveugle parmi les voyants, il ne baigne plus dans un environnement adapté comme à l’INCA, mais la technologie lui vient en aide avec des appareils tels que l’optacon et le versabraille. Il découvre l’ordinateur, du moins son ancêtre, « presque aussi gros qu’une pièce », se souvient-il. La présence de deux enfants à la maison et les nombreux voyages que nécessite son travail feront en sorte que Pierre souhaitera, après quatre ans, trouver un emploi moins exigeant. En 1989, ainsi qu’il l’avouera lui-même, il va « frapper un mur ».

Apprentissage de la massothérapie

Pierre avait décidé qu’à 40 ans sa vie allait connaître un point tournant. Or, c’est à 39 ans que la chose se produit, d’où l’image du mur évoquée au paragraphe précédent. Il démissionne alors de la Croix-Rouge et prend quelques mois pour réfléchir à la suite des choses. Il hésite entre la radio et la massothérapie. La radio lui ayant été fortement déconseillée à cause de son handicap, il se tourne donc vers la massothérapie qui lui paraît un métier moins stressant, en tout cas indifférent aux cotes d’écoute ! Il apprend donc les rudiments du massage. Pendant des années, il se montrera curieux et explorera de nouvelles techniques, que ce soit la réflexologie et le drainage lymphatique en passant par l’acupression et le reiki.

Pierre commence alors à donner des massages dans le sous-sol de sa maison. Venu au monde dans une famille de commerçants, il mettra peu de temps à exploiter cette hérédité-là, mais il ignore pour le moment qu’il dirigera un jour une entreprise d’une vingtaine d’employés. Déjà, à la fin de ses études à l’UQTR, il jonglait avec l’idée d’ouvrir un magasin de disques ou une « tabagie », pour reprendre le vocabulaire du temps.

Deux ans plus tard, en plus de recevoir ses clients chez lui, il se lance dans la formation en offrant des cours d’initiation au massage dans des services municipaux de loisirs de la région de Québec. Il utilise surtout des tables de réunion sur lesquelles il dispose des matelas de conditionnement physique. Puis, il fait un pas de plus et ouvre une école de formation en massothérapie.

Centre de massothérapie de Québec

Le Centre de Massothérapie de Québec est officiellement inauguré le 12 octobre 1990, à l’occasion de l’anniversaire de naissance de son fondateur. En 1996, le Centre est reconnu par les gouvernements provincial et fédéral comme un établissement d’enseignement.

En 2000, popularité oblige, le Centre doit impérativement s’agrandir et emménage dans un immeuble où il est réparti entre un sous-sol, un rez-de-chaussée et un étage. À la formation en massothérapie se sont ajoutés plusieurs services tels que ceux habituellement offerts dans un centre santé, en plus d’une boutique où l’on peut se procurer tout pour la détente.

Regrets

Parvenu à la soixantaine, heureux propriétaire d’une entreprise qui fêtera en 2015 ses 25 ans d’existence, Pierre me confiera dans une entrevue regretter toutefois de ne pas avoir pu conduire une voiture pour se déplacer à son aise, surtout dans les endroits mal desservis par le transport en commun. Encore aujourd’hui, en 2014, il accepte mal de dépendre des autres quand lui vient l’envie soudaine d’aller quelque part et qu’il ne peut s’y rendre aussitôt. D’autres personnes non-voyantes partagent ce regret en cette terre d’Amérique où l’automobile fait partie du paysage et procure, selon la publicité, une grisante sensation de liberté.

Fierté

Pierre est néanmoins fier de la vie qu’il a vécue et prétend avoir eu la chance de faire pas mal tout ce qu’il voulait. Il se sent toujours bien dans son travail de massothérapeute et de gestionnaire, mais n’y est pas arrivé sans effort. Il y a eu assurément les longues études, ce qui est déjà beaucoup. Ajoutons à cela tout ce que Pierre a accompli en plus depuis les années 60 où il est… membre et chef de patrouille de la troupe scoute de l’Institut Louis-Braille. Avec le temps, il va militer au sein de divers organismes, certains non reliés à la déficience visuelle. Limitons-nous à la Vieille Capitale : il est bénévole au Carnaval de Québec; impliqué dans le lionisme (clubs Lions) jusqu’au grade de vice-gouverneur; membre du Comité consultatif provincial sur le transport adapté au ministère des Transports du Québec; bénévole en communication radio à Opération Nez Rouge où, d’après son ami Marc qui le connaît depuis plus de trente-cinq ans, Pierre est

« un copilote efficace dans les raccompagnements »;

et la liste se poursuit, car ce diable d’homme semble s’intéresser à tout.

« Sa cécité, selon Marc, ne lui a jamais fermé les portes de ses ambitions : au contraire, elle lui a servi de tremplin ».

Ce touche-à-tout de Pierre affirmera cependant qu’il a quelque peu ralenti ses activités. Il veut passer plus de temps avec sa petite fille, née en 2011, et faire des balades en vélo.

« Lors de nos randonnées en tandem, raconte Marc, Pierre m’a appris à m’arrêter pour sentir la nature, écouter une balle de golf frappée par un bois ou un fer, les rapides d’un ruisseau… »

N’oublions pas la lecture, toujours en braille, pour le pur plaisir de lire et, qui sait ? Avoir l’impression que les heures s’égrènent plus lentement et sans souci.

Les personnes intéressées à écouter Pierre St-Onge trouveront une entrevue faite par Nicoléa Tremblay dans le site www.audiotheque.com (lien « WebVision »).

Attention !

En terminant cette biographie, nous vous offrons une galerie de photos. Elle s’adresse aux parfaits voyants, aux semi-voyants, aux personnes conservant une vision modeste et aux aveugles. Il est un peu complexe de concevoir une galerie de photos pour une telle démographie. Voici donc le mode d’emploi :

Si vous avez l’usage de la vue et que vous utilisez une souris, il vous suffit de cliquer sur une photo, et alors, la galerie sera remplacée par une diapo grande format, où les photos se succéderont au rythme d’environ 5 secondes. Pour revenir à la galerie, cliquez sur l’icône X, en haut à droite.

Si vous disposez d’une vision modeste, si vous utilisez JAWS, si peut-être vous souhaitez faire une présentation à des amis voyants, alors suivez les consignes qui suivent. Chaque photo est agrémentée d’un LIEN GRAPHIQUE, visible et audible uniquement par les utilisateurs de JAWS. Faites ENTER sur ce LIEN GRAPHIQUE, et alors, la galerie sera remplacée par une diapo grande format, où les photos se succéderont au rythme d’environ 5 secondes. Pour revenir à la galerie, appuyez sur ÉCHAPPE.

Bon visionnement !

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