« Le sport va chercher la peur pour la dominer, la fatigue pour en triompher, la difficulté pour la vaincre »
(Pierre de Coubertin).
Alors que le Québec connaît ce qui sera qualifié de « révolution tranquille », Anne Jarry naît à Montréal le 25 septembre 1962. Deuxième d’une famille de trois enfants, elle jouit à la naissance d’une vision tout à fait normale, mais sera presque aveugle avant d’atteindre 25 ans.
Le diabète
Anne est une petite fille parfaitement intégrée à son milieu scolaire. La 3ième année du primaire débute à peine qu’on l’informe qu’elle a le diabète juvénile. Elle commence alors à prendre de l’insuline. Très attentive, sa mère s’assure que l’insuline est injectée quand il le faut et que l’assiette de sa fille contient la quantité de sucre permise.
À compter de 14 ans, Anne décide de se soigner elle-même. Or, cette adolescente traverse une période pour le moins difficile, mais nous y reviendrons plus loin. Arrêtons-nous pour l’instant à ce qui a constitué pour Anne une véritable passion, voire une raison de vivre: le tennis.
Le tennis
Oui, le tennis qu’Anne commence à jouer dès l’âge de 9 ans. Elle va adorer ce sport au point de faire de la compétition. Elle participe à des tournois provinciaux et se classe même parmi les 10 meilleures joueuses du Québec. Le tennis compte tellement pour elle qu’elle veut partager sa passion et, dès ses 15 ans, l’enseigne l’été dans un parc de Ville Mont-Royal ou dans les Laurentides. Elle obtient d’ailleurs à 20 ans un certificat lui permettant d’enseigner le tennis partout sur la planète, mais n’aura pas le temps de le faire à l’extérieur du Québec.
En effet, elle dépasse à peine la vingtaine que sa vision diminue suffisamment pour qu’elle commence à avoir peur des balles renvoyées par ses élèves. Elle délaisse la compétition, mais continue à enseigner, n’étant plus obligée alors d’être en très grande forme. Elle ignore encore que le diabète a atteint ses yeux et qu’elle devra bientôt ranger sa raquette.
Adolescence
Revenons maintenant à l’adolescence d’Anne. Elle avouera avoir traversé une crise d’identité entre 14 et 18 ans, c’est-à-dire au moment où elle fait ses études secondaires et collégiales. « Je voulais pourtant être comme les autres », dit-elle. C’est une adolescente très renfermée qui se livre à des activités solitaires comme la balle au mur et la philatélie. Elle se juge grosse et, pour maigrir, cesse de prendre de l’insuline pendant quelque temps, quitte à avoir un taux très élevé de sucre dans le sang. En fait, elle arrête, recommence, et ainsi de suite. Sans le dire à personne.
Diabète, handicap visuel, etc.
Conséquence: elle a une vingtaine d’années lorsqu’elle apprend qu’elle est atteinte d’une « rétinopathie diabétique proliférante avancée ». Dans ses yeux, les petits vaisseaux sanguins sont anormalement développés. « Toi, tu vas devenir aveugle », lui déclare le médecin en lui tapotant la joue. Le coup est dur. Mais ce n’est pas tout. «On fait,» raconte Anne, « un diagnostic complet de mon état et on me trouve bien amochée. »
Le coeur, les reins, etc., la sportive va mal et elle l’ignorait. On lui propose une greffe du pancréas afin de stopper les dégâts du diabète et sauver les reins. Elle accepte. Toutefois, son corps rejette le nouveau pancréas et son oeil droit saigne durant l’opération. Elle reçoit un second greffon qui est rejeté quelques mois plus tard. La voilà de nouveau diabétique, et elle l’est toujours.
Son médecin lui conseille d’aller faire opérer son oeil droit en Caroline du Nord, aux États-Unis, ce qu’elle fait, mais ce n’est pas un succès. Après un court séjour à Vancouver où elle s’est rendue pour voir des cousins et ainsi se changer les idées, elle revient à Montréal et est opérée à l’oeil gauche. Elle se rappelle avoir passé son vingt-troisième anniversaire à l’hôpital. En décembre 1985, elle retourne aux États-Unis pour une dernière opération. Bilan: l’oeil gauche ne voit plus, l’oeil droit conserve une faible vision périphérique. Anne voit peu désormais. Toutefois, souhaitant être indépendante, elle quitte la maison de Ville Mont-Royal pour emménager dans un petit appartement de la rue Saint-Denis.
Réadaptation
Ne pouvant plus lire et se déplacer sans problème, y compris en voiture, Anne se tourne vers la réadaptation. En 1986, elle découvre le Montréal Association for the Blind (MAB), l’Institut Nazareth et Louis-Braille (INLB) et l’Association des sports pour aveugles de Montréal (ASAM). Elle se met à l’étude du braille, un mode de lecture qu’elle juge plutôt lent par rapport à l’audio, mais qui la détend. Après avoir quelque peu hésité, elle consent à utiliser une canne blanche. Elle a également un chien-guide, mais le garde quelques mois seulement, trouvant, entre autres, qu’il la ralentit dans ses déplacements. Elle revient à la canne et lui est toujours fidèle pour marcher dans la rue ou se rendre à l’université en métro.
Études universitaires
En 1987, Anne a 25 ans, est presque aveugle et doit dire adieu au tennis. Elle va retourner aux études et accumuler les diplômes tout en travaillant dans le milieu communautaire, ainsi que nous le verrons plus loin.
Tout commence par un certificat en intervention psychosociale obtenu à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) en 1989. Il est suivi trois ans plus tard d’un baccalauréat en psychologie, fait encore à l’UQAM, car Anne est fortement attirée par la psychologie du sport. Elle prend ses notes en braille et recourt aux livres sonores pour les lectures obligatoires, livres enregistrés par des étudiants. Grâce à son versabraille, qui est un petit ordinateur de traitement de texte, elle peut imprimer ses travaux et les remettre aux professeurs dans le format traditionnel. Anne dira avoir travaillé très fort, car elle occupait au même moment un emploi à temps partiel. Pas étonnant donc qu’elle se décrive comme « tenace et persévérante ». Elle reçoit d’ailleurs la bourse d’excellence Terry Fox, remise aux étudiants qui se distinguent dans les domaines académique, sportif et humanitaire.
Pour approfondir ses connaissances en formation, Anne entreprend en 1994 une maîtrise en sciences de l’éducation, option andragogie, à l’Université de Montréal. Cela doit lui permettre d’enseigner aux adultes, par exemple pour former des formateurs. Ce qui l’aide, c’est qu’elle travaille alors pour l’organisme Handidactis, dont nous parlerons bientôt.
Enfin, elle décroche en 2009 un diplôme en intervention en déficience visuelle, concentration réadaptation, à l’École d’optométrie de l’Université de Montréal où elle a commencé à enseigner l’année précédente.
ASAM
C’est à l’ASAM où elle est embauchée en 1988 comme coordonnatrice des activités, par exemple le vélo tandem, qu’Anne découvre vraiment le milieu de la déficience visuelle. « J’apprends la vie », dira-t-elle. Elle qui a grandi dans un milieu protégé et qui refusait « d’appartenir à des groupes marginaux » apprend maintenant à s’assumer comme adulte, à s’accepter à la fois comme diabétique et aveugle. C’est auprès de ses camarades de travail, malvoyants comme elle, qu’elle va peu à peu se sentir mieux dans sa peau. Et cela arrive dans le monde du sport, ce qui constitue une façon assez agréable de gagner sa vie pour une ex-grande joueuse de tennis.
Les années goalball
Anne ne joue plus au tennis, mais comment travailler à l’ASAM sans faire de sport ? Eh bien, il s’en trouve un que pratiquera Anne à compter de 1988: le goalball. Elle se fait d’abord tirer l’oreille, puis dit « oui » à l’entraîneur Robert Deschênes et c’est ainsi que débute l’aventure. Elle s’entraîne avec ses complices Diane Bouthillier et Nathalie Chartrand, tout en étudiant l’espagnol. Pourquoi l’espagnol ? Parce que le but est de se rendre aux Paralympiques de Barcelone en 1992. Elle participe à de nombreux tournois et devient membre de l’équipe canadienne qui, à Barcelone, remporte la médaille de bronze. En 1995, blessée à l’aine, Anne délaisse le goalball. À cause du diabète, elle fera d’ailleurs moins de sport, celui-ci la plongeant parfois dans un état d’hypoglycémie avancé.
Bénévolat
Une fois son contrat terminé, Anne est pendant plusieurs années bénévole à l’ASAM. Membre du conseil d’administration et un temps présidente, elle consacre son énergie à organiser, notamment, des avant-premières de films afin d’assurer un meilleur financement à l’organisme. Cette femme bien sage a le don de rassembler les gens autour d’elle quand elle croit en la mission qu’elle se donne. Elle vend fort bien ses projets.
ARL
Après son baccalauréat, Anne est invitée à donner de façon ponctuelle des conférences sur la déficience visuelle, et ce, pour l’Association régionale de loisirs pour personnes handicapées (ARL), qui organise le Défi sportif et qui deviendra Alter-Go. Anne s’adresse surtout aux employés de la ville de Montréal qui doivent chaque année accueillir des athlètes ayant un handicap.
Handidactis
Puis, profitant d’une subvention fédérale, elle devient pour un an directrice de la formation à Handidactis. Au Québec et ailleurs au Canada, y compris Terre-Neuve, elle enseigne comment se comporter avec les personnes handicapées. Elle forme ainsi des employés de Via Rail, d’Air Canada, etc. Elle conserve un très bon souvenir de ce travail où il fallait démontrer qu’une personne vivant avec un handicap peut accomplir des choses, gagner sa vie. Elle-même le prouvait de manière éloquente en voyageant ici et là avec ses collègues de travail, tous atteints d’un handicap différent. C’est une période très enrichissante dans la vie d’Anne qui se voit ainsi confortée dans l’acceptation de sa propre personne.
CITI
En 1996, Anne change tout à fait de domaine et se retrouve chargée de projets au Centre d’innovation en technologies de l’information (CITI), un centre de recherche d’Industrie Canada logé à Laval. Qu’est-ce qui l’amène là? C’est que l’un des programmes porte sur les technologies adaptées en déficience visuelle. Elle dirige une petite équipe et gère un budget. Ce travail dans le milieu scientifique, qui ressemble à celui fait en laboratoire, va enrichir sa thèse de maîtrise en andragogie.
INCA
Le CITI a à peine fermé ses portes en 1998 qu’Anne fait son entrée à INCA-Division du Québec. Elle y restera jusqu’en 2007. D’abord coordonnatrice du nouveau centre technologique, elle assume ensuite la lourde tâche de directrice générale, à la tête d’une équipe d’une vingtaine de personnes. Elle réussit durant son mandat à équilibrer le budget de l’organisme, ce dont elle tirera fierté plus tard. Son travail l’amène souvent à Toronto où elle se rend en avion, seule avec sa canne. L’opération se déroule assez bien parce qu’elle reçoit l’aide du chauffeur de taxi, d’un employé de l’aéroport, d’un employé de l’hôtel, et ainsi de suite.
Consultante
Pendant deux ans, Anne offre à titre de consultante une expertise-conseil en projets de recherche multimédia pour les personnes vivant avec une perte de vision. Elle le fait en particulier pour le Centre de recherche en informatique de Montréal (CRIM), l’Office national du film du Canada (ONF) et l’École de bibliothéconomie et science de l’information (EBSI) de l’Université de Montréal.
Professeure
Tout en remplissant un contrat pour l’Université de Montréal, Anne se retrouve professeure invitée à l’École d’optométrie de la même université, responsable par intérim du programme en intervention en déficience visuelle. Puis, la voilà professeure adjointe (mi-temps), toujours à l’École d’optométrie.
Signalons que l’Université de Montréal lui décerne deux prix en 2014: le Prix de l’employé vivant avec une déficience et le Prix du Recteur, catégorie « Inspiration ». Ce dernier récompense une personne considérée comme un modèle en raison de ses qualités personnelles et de ses compétences professionnelles.
Spécialiste en réadaptation
Anne a pris très tôt l’habitude de cumuler deux fonctions. Elle enseigne et est aussi, forte de son diplôme obtenu à l’École d’optométrie, spécialiste en réadaptation en déficience visuelle au Centre de réadaptation MAB/Mackay de Montréal. Chargée de l’enseignement du braille et de l’informatique adaptée, elle y travaille deux jours par semaine jusqu’en septembre 2014, après quoi elle se limite à l’enseignement. Cela lui donne plus de temps à passer avec la femme, Française d’origine, qui partage sa vie depuis maintenant une dizaine d’années.
Une vie sur la scène
Anne, qui se dit solitaire sans être timide, a passé une bonne partie de sa vie en public, des lointains terrains de tennis jusqu’aux salles de classe, en passant par l’ASAM et Handidactis. Imaginons une comédienne qui, après avoir offert le meilleur d’elle-même sur scène, apprécie d’autant la solitude de sa loge. Si on lui ouvre la porte, Anne donne tout ce qu’elle a: « Je suis un bon soldat », déclare-t-elle deux fois dans l’entrevue.
Sa vie, elle insiste là-dessus, c’est le travail, un univers où elle se sent parfaitement à l’aise. Au fil des ans, elle a appris à se connaître, à s’accepter telle qu’elle est et surtout à se respecter.