BÉNARD, MARJOLAINE, ou Marjo de Fatima

Portrait de Marjolaine Bénard. 2014

« Conquérir sa joie vaut mieux que de s’abandonner à la tristesse »

(André Gide).

Transportons-nous aux Îles-de-la-Madeleinhe, plus précisément à l’île du Cap-aux-Meules. Nous y trouvons trois villages: Cap-aux-Meules, Fatima et l’Étang-du-Nord. Fatima compte un peu moins de 3000 habitants, ce qui en fait la localité la plus peuplée de l’archipel.

Handicap

Marjolaine Bénard voit le jour à Cap-aux-Meules le 11 avril 1956, mais vit à Fatima depuis belle lurette. La famille Bénard comptera quatre garçons et trois filles. Le père pilote le traversier qui fait la navette entre les Îles et Souris, à l’Île-du-Prince-Édouard. Marjolaine hérite à sa naissance d’une rétinite pigmentaire qui sera cependant diagnostiquée longtemps après. L’une de ses soeurs aura la même maladie. Vers l’âge de 12 ans, elle est alors en 6ième année, Marjolaine constate qu’elle a du mal à se déplacer le soir, comme si elle était atteinte de cécité nocturne. Sa rétinite commence tout simplement à se manifester.

Un spécialiste confirmera alors la présence de la maladie visuelle. Cela n’empêche nullement Marjolaine de connaître, ainsi qu’elle l’avouera, « une enfance heureuse avec beaucoup d’amour à la maison ».

Cours primaire

Elle fait son cours primaire à Fatima. C’est une élève tranquille qui n’a pas encore besoin d’aides visuelles pour lire. L’hiver, elle adore « faire de l’imprimerie », c’est-à-dire préparer à la main, lettre par lettre, le journal de l’école. Compte tenu de sa vision, elle pratique peu d’activités le soir.

Cours secondaire

Pour le secondaire, de la 8ième à la 12ième année, elle se retrouve dans une école de l’Étang-du-Nord, à quelques kilomètres de la maison. Grâce à son résidu visuel, elle peut encore lire assez bien et se déplacer le jour sans problème. C’est à la polyvalente qu’elle rencontre une certaine Lucie dont nous reparlerons plus loin.

Deux cégeps

Parce qu’il n’y a pas alors de cégep aux Îles, Marjolaine quitte son cher Fatima pour faire ses études collégiales à Sherbrooke. Hébergée chez un oncle, elle étudie en service social, mais cette discipline ne l’enchante guère. Résultat: elle poursuit ses études au cégep Édouard-Montpetit de Longueuil. Partageant un appartement avec une cousine, elle s’oriente maintenant vers le monde de l’enseignement.

Un drôle d’accent

Le lecteur sera-t-il surpris d’apprendre que Marjolaine trouve les gens de Sherbrooke et Longueuil plus froids, plus réservés qu’à Fatima? C’est que chacun y mène sa petite vie sans trop fréquenter ses voisins. Qu’elle le veuille ou non, Marjolaine se fait remarquer par son accent et certaines de ses expressions constituent des énigmes pour ceux et celles qui les entendent.

Université

Ses études collégiales terminées, Marjolaine s’inscrit à un baccalauréat en enseignement à l’Université de Sherbrooke. Clientèle visée? Celle des enfants, et ce, jusqu’à la fin du primaire. Elle habite avec son copain, lui aussi natif des Îles, et deux autres personnes. En 1980, diplômée en enseignement de l’Université de Sherbrooke, elle s’apprête à vivre une expérience qu’elle qualifiera elle-même d’inoubliable.

Shefferville

Et c’est à 500 kilomètres au nord de Sept-Îles, à Shefferville, que la chose se passera. Dans cette ville où il peut neiger en juillet, Marjolaine débute comme enseignante avec une classe de 3ième année dont la moitié des élèves sont Montagnais. Quant à son copain, il travaille dans une mine, de fer bien sûr, spécialité de l’endroit. La mine ayant fermé en 1982, la ville se vide peu à peu de ses habitants et l’école ferme à son tour.

Retour à Fatima

Revenue à Fatima avec son copain, Marjolaine fait de la suppléance dans quelques villages jusqu’en 1992 où sa vision commence à lui rendre la lecture plus difficile et l’oblige à abandonner l’enseignement. L’aventure aura duré à peine dix ans.

Séparation

Deux enfants sont nés durant cette période, le premier en 1982 et le second en 1985. Aucun des deux n’a la rétinite pigmentaire. À l’été 1992, le couple se sépare et c’est dû, croit-elle, à son handicap. Toujours est-il que la voilà seule à élever ses deux enfants.

« La diminution accrue de mon champ de vision, affirmera-t-elle, a eu pour effet de chambouler ma vie très rapidement. »

C’est vrai et c’est cela qui la force à prendre sa vie en main. Première démarche: elle va demander une canne blanche.

Canne blanche

En 1993, elle subit l’ablation de cataractes à Montréal et réalise qu’elle peut être aveugle dans un avenir rapproché. Comme se déplacer s’avère de plus en plus difficile, une intervenante de Mont-Joli, une ville jumelée avec Fatima, lui montre comment utiliser une canne blanche. Hésite-t-elle à s’en servir? Craint-elle le regard d’autrui? Non, parce qu’elle a une très grande facilité d’adaptation.

« Les choses arrivent, dira-t-elle, c’est dû pour arriver, on va de l’avant. »

Plutôt optimiste, la Marjolaine.

Braille

Après avoir relevé le défi de la canne, elle se lance, comme elle dit, « les yeux fermés » dans l’apprentissage du braille et de l’ordinateur. Elle vient passer deux semaines à Québec pour apprendre le braille intégral qu’elle va approfondir ensuite à Fatima. Elle veut le maîtriser au cas où elle deviendrait bientôt aveugle. Entre-temps, elle peut encore lire avec ses yeux grâce à une télévisionneuse.

Le milieu des personnes handicapées

Tout en gérant pendant quelques années une garderie chez elle, elle milite activement dans différents organismes qui offrent des services aux personnes handicapées. En 1997, nous la retrouvons à l’emploi de l’Association des personnes handicapées visuelles de la Gaspésie et des Îles-de-la-Madeleine. Elle est jusqu’au printemps 2014 présidente de l’Association des personnes handicapées des Îles. Elle défend le droit à l’accessibilité pour les personnes à mobilité réduite et réalise même une vidéo sur le sujet en recourant au théâtre amateur.

Marjolaine à Moscou

Décidément, les années 90 marquent un tournant dans la vie de Marjolaine. Elle passe de l’enseignement aux organismes pour personnes handicapées et de la vie à deux à la monoparentalité. Cette période apporte aussi une prise de conscience de son handicap et de ses conséquences.

En 1995 et 1996, un don du Club Lions des Îles lui permet de se rendre à Moscou pour y rencontrer un spécialiste. Bien qu’un peu inquiète de laisser ses enfants à Fatima, elle est animée par le fol espoir de retarder la cécité. Une fois à Moscou, elle se déplace avec un accompagnateur des Îles et dispose d’un interprète. Le spécialiste lui injecte dans les yeux des produits concentrés, et ce, dix fois en quatorze jours.

À perte de vue

Croyant être trop jeune pour perdre la vue, elle veut poursuivre l’expérience, mais il lui faut pour cela trouver de l’argent. Aussi met-elle sur pied en 1997 la fondation « À perte de vue » à laquelle s’associe la Lucie dont nous avons parlé précédemment. Grâce à cette fondation, Marjolaine fera le voyage à Moscou jusqu’en 2004. En fait, elle s’y rendra neuf fois. Puis, constatant que la rétinite gruge inexorablement sa vision, elle cesse d’aller en Russie. Attristée mais nullement découragée, elle passe à une autre étape afin d’« accepter encore plus » son handicap.

Selon son amie Lucie, Marjolaine

« se laisse guider par la confiance pour atteindre ses objectifs. Elle n’attend pas, là où elle peut, elle se lève debout et rien ne peut l’arrêter. »

N’étant donc pas de nature à se décourager, Marjolaine oublie Moscou et se retrouve à Sainte-Madeleine où loge la fondation Mira.

Manic

Sa vision ne pouvant donc s’améliorer, Marjolaine commence à penser qu’elle apprécierait énormément la présence d’un chien-guide. En 2006, elle revient d’un séjour à Mira avec Manic, un labernois, qui fait partie de sa vie jusqu’à l’été 2014 au moment où un deuxième chien prend la relève. D’après elle, un chien-guide connaît moins de stress aux Îles qu’à Montréal. La chose est due en partie au fait que l’été, l’animal y souffre moins de la chaleur, celle-ci étant tempérée par le vent.

Massothérapie

Après avoir travaillé quelque temps dans le milieu communautaire, Marjolaine souhaite créer son propre enploi pour assurer les années qui viennent. Or, elle est attirée par la massothérapie, persuadée qu’elle contribuerait ainsi au bien-être des gens autour d’elle. En décembre 2007, elle reçoit un appel de Pierre St-Onge (voir sa biographie), propriétaire du Centre de massothérapie de Québec. Si la chose l’intéresse, une place est libre à la session d’hiver.

Parce que ses enfants sont adultes et vivent à Québec, parce qu’elle est déterminée et adore apprendre, Marjolaine saute sur l’occasion de suivre une formation de six mois, payée par le gouvernement.

« Après seulement quelques heures de réflexion, écrira-t-elle, je confirmais ma présence et je mettais en branle toutes les démarches nécessaires : recherche d’un logement, recherche de fonds pour couvrir les coûts et finalement préparation de mon voyage. »

Québec

Colocataire d’une dame aveugle, elle aussi inscrite au Centre, Marjolaine séjourne donc à Québec de janvier à juillet 2008. Elle dira que la formation « s’est déroulée à merveille ». La voilà maintenant massothérapeute. Que faire ? Pratiquer son métier à Québec ? Non, elle préfère revenir chez elle, à Fatima.

Aux p’tits soins de Marjo

De retour à la maison, elle réalise un rêve et démarre en octobre 2008 sa propre entreprise, « Aux petits soins de Marjo ». Elle commence cette nouvelle carrière avec un peu de publicité et laisse des cartes d’affaires dans certains hôtels. Le bouche à oreille fait le reste. Ainsi se bâtit-elle une réputation auprès des gens des Îles et des touristes qui ont droit à des gâteries cuisinées par la maîtresse de maison. Il lui arrive quelquefois de se rendre chez un client avec sa table de massage et elle se montre toujours prête à le faire, les distances étant vite parcourues en taxi. Elle adore son métier, mais reconnaît qu’il exige une bonne condition physique.

« C’est toujours avec amour que j’entre au travail », dira-t-elle.

Selon Lucie qui la connaît depuis quarante ans, Marjolaine

« emmagasine les bontés qu’elle reçoit pour les multiplier par mille et les offrir à son tour aux gens qui l’entourent.  Toujours souriante, elle est une vitamine soleil pour ceux qui la côtoient ».

Loisirs

Les Îles-de-la-Madeleine sont fort éloignées de Montréal, n’empêche que Marjolaine vient chaque année au Défi Sportif qui se tient à la fin d’avril dans la métropole. Elle est fière d’avoir participé cinq ans au Défi avec les Blanchons, l’équipe féminine de goalball des Îles. Chaque jour, guidée par son chien, elle marche cinq kilomètres à Fatima et dans les alentours, revigorée par le vent du large. Passionnée de lecture, passionnée de cuisine malgré une vision diminuée, elle a une vie sociale assez riche et fréquente d’autres personnes handicapées des Îles. Ce besoin de bouger et de se retrouver en bonne compagnie doit lui venir de sa mère qui, à 83 ans, s’offre, au moment de cette entrevue, rien de moins qu’une petite virée de trois semaines à Montréal !