« Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit »
(La Rochefoucauld).
En janvier 2014, Guy Cardinal accepte sans hésiter l’invitation du RAAQ à raconter le demi-siècle qui le sépare de sa naissance. Revenons donc en arrière, précisément en 1961 à Beauport, près de Québec. Le parti au pouvoir dans la Vieille Capitale est celui du libéral Jean Lesage, mais c’est une précision qui importe peu au bébé qui va naître le 19 décembre. Avant-dernier d’une famille de quatre enfants, Guy a 9 mois quand il est atteint d’un rétinoblastome bilatéral, une tumeur maligne de la rétine. Il subit alors l’ablation d’un œil et, à 11 mois, celle du deuxième. Il se retrouve donc aveugle avant même d’avoir 1 an. Dans les années qui suivent, il ne réalise pas pleinement qu’il est différent et laisse libre cours à sa témérité en compagnie de ses soeurs et de son frère. Tout en le surveillant discrètement, ses parents refusent de l’enfermer à la maison.
Institut Nazareth: musique
Bien qu’il y ait une école spécialisée à Québec, l’école Saint-Vincent, ouverte en 1965, Guy devient à 5 ans pensionnaire à l’Institut Nazareth de Montréal où il restera jusqu’à la fin de la 4ième année du primaire. Comme bien des enfants avant lui, il se sent d’abord abandonné par ses parents, ceux-ci habitant loin et ne pouvant venir le voir la fin de semaine. Toutefois, il s’adapte assez vite à sa nouvelle vie et la trouve même plutôt agréable. Parrainé à son arrivée par un élève plus vieux, il fait preuve de débrouillardise au point de, comme il le dira plus tard, « naviguer seul dans ce milieu-là ».
Le programme scolaire comprend bien sûr l’étude du braille grâce auquel Guy lit beaucoup. Le programme comporte aussi l’apprentissage de la musique. Le petit garçon qui fait ses gammes au piano ignore à ce moment que la musique sera un jour non seulement un métier, mais une passion, et ce, encore aujourd’hui.
Un drame vient assombrir son séjour à l’Institut : il perd sa mère alors qu’il n’a que 8 ans. Malheureusement, il trouve un piètre réconfort auprès de son père qui se montrera d’ailleurs de plus en plus indifférent à son égard.
Institut Louis-Braille: musique et sport
Après avoir séjourné quatre ans à Nazareth, Guy entre au début des années 70 à l’Institut Louis-Braille de Longueuil, un pensionnat pour garçons. Il va y terminer son primaire avant d’entreprendre son secondaire. Un autre pensionnat, donc une autre adaptation. Selon que l’on est au primaire ou au secondaire, une ligne de démarcation sépare nettement la cour des petits de celle des grands. Son père ne venant pas le voir, Guy se réjouit d’être à l’occasion invité dans la famille d’un camarade. Il prend de l’assurance, aidé en cela par la pratique régulière du sport (course à pied, hockey sonore, etc.). Lors des matchs de hockey, il prend plaisir à jouer les durs en distribuant généreusement de solides mises en échec aux malheureux joueurs de l’équipe adverse. L’adulte qu’il deviendra sera un « fan fini » de hockey et saura canaliser son énergie vers la musique, en particulier le rock et le blues.
Jugé déjà très talentueux sur le plan musical, il suit avec assiduité ses cours de piano sous la direction, entre autres, du professeur Jacques Larose (voir sa biographie) et étudie parallèlement à l’école Vincent-d’Indy de Montréal. La messe du dimanche lui permet par ailleurs de délaisser le piano au profit de l’orgue. Bref, malgré l’intérêt qu’il porte aux cours d’activité physique, d’histoire et de géographie — il se rappelle avec grand plaisir le professeur Jacques Ouellette et son globe terrestre en relief –, la musique occupe déjà une place prépondérante dans sa vie.
Canne blanche
S’étant vu offrir une canne blanche, Guy apprend aussitôt à l’utiliser avec l’aide d’un religieux de l’Institut. Il éprouve la curieuse impression que son autonomie en souffre, lui qui a appris tout jeune à se déplacer par ses propres moyens. À Nazareth, les pensionnaires n’avaient pas de canne blanche. Avec le temps, Guy va s’habituer à la canne et s’en servir comme si la chose allait de soi, sans connaître cette valse-hésitation qui touche souvent les personnes handicapées de la vue au moment d’employer la canne pour la première fois. Soulignons qu’il n’aura jamais recours à un chien-guide, ce dont il se félicitera lorsque son métier de musicien l’obligera à beaucoup voyager. À son avis, un chien a besoin d’une certaine routine et la vie d’un pianiste itinérant s’y prête mal.
Polyvalente de Charlesbourg
Au lieu de faire son 3ième secondaire à Louis-Braille comme le veut la tradition, Guy se retrouve dans une école régulière, la polyvalente de Charlesbourg. Il retourne vivre dans sa famille et rencontre ainsi la nouvelle épouse de son père. Il n’est pas le seul à passer de l’Institut Louis-Braille à cette polyvalente : une trentaine d’autres garçons handicapés de la vue vivent la même intégration. Par chance, ils ont droit à des services avec lesquels ils sont familiers, dont des documents en braille. Pour Guy, l’adaptation à cette fourmilière — plus de 3500 élèves! — en est d’autant facilitée. Ici aussi, Guy tient à rester autonome, par exemple dans ses déplacements : il renonce à l’autobus scolaire pour prendre plutôt le transport en commun. Il affirmera durant l’entrevue ne pas avoir baissé la tête devant ceux qui cherchaient à l’intimider et avoir ainsi gagné leur respect. Le petit garçon téméraire des premières années n’est pas bien loin.
Conservatoire de musique et débuts dans les bars
Tout en fréquentant la polyvalente, Guy étudie au Conservatoire de musique de Québec. Parce qu’il est un élève particulièrement doué, on lui conseille d’aller se perfectionner en Europe. Il dit non à cette idée, car il ne souhaite pas du tout devenir concertiste. Il avouera qu’il se sentait « plus proche de Jimi Hendrix que de Bartok ». Apprendre le piano classique constitue pour lui un « passage obligé », pour reprendre ses mots. Il admettra que ses études ont souffert quelque peu de cette attirance pour une musique aux antipodes de celle enseignée au Conservatoire, une institution qu’il quitte après deux ans. Bien que mineur, Guy obtient de petits contrats dans des bars où il chante en s’accompagnant au piano les auteurs d’ici en vogue dans les années 70. Il baigne dans la ferveur nationaliste qui a marqué cette décennie. Réussir ses études n’est plus vraiment une priorité. Il a trouvé sa voie.
Quoi qu’il en soit, il décide de s’accorder une année « sabbatique » avant d’étudier la musique au cégep et de l’enseigner un jour à l’université. Les choses ne se dérouleront pas tout à fait ainsi. Il n’y aura ni cégep ni université dans la vie de Guy. Il va plutôt vivre une aventure qui sera une véritable révélation pour le musicien et une prouesse pour le non-voyant qu’il est aussi.
Aux États-Unis, sur le pouce
Arrêtons-nous un moment à l’été 1977. Comment un jeune homme aveugle qui aura bientôt 16 ans et qui vient de lire le mythique On the road de Jack Kérouac peut-il concrétiser sa soif d’aventure ?
« Après tout, si Jack l’a fait, se dit-il, Guy Cardinal peut le faire aussi ! Eh bien, Guy Cardinal s’offre un cadeau d’anniversaire qui, c’est le moins qu’on puisse dire, sort de l’ordinaire : une “virée” aux États-Unis, seul, avec son pouce comme moyen de transport! Rien de plus simple, quoi! »
Imaginons-le à la sortie de Québec, posté le long d’une autoroute avec sa canne blanche et une pancarte annonçant “New York”. Rappelons qu’il n’a pas encore 16 ans et ne voit rien du tout. Ajoutons à cela qu’il parle un anglais plutôt scolaire. Et pourtant, il est là à attendre qu’une âme charitable veuille bien le faire monter dans sa voiture. Les dieux lui sont favorables, car le voici à la frontière qu’il traverse caché dans la boîte d’un camion. Puis c’est l’arrivée émouvante, du moins on l’imagine, à New York.
Harlem
La métropole américaine, c’est d’abord Harlem, le quartier noir au nord de Manhattan, où Guy atterrit par accident. Des Noirs d’une patrouille veillant à la sécurité des lieux l’interceptent et font comprendre à cet adolescent au drôle d’accent qu’il n’est pas le bienvenu. Mais la situation peut s’arranger s’il fait quelque chose qui les impressionne. Alors Guy demande à être amené là où il y a un piano… et impressionne suffisamment son public pour détendre l’atmosphère. La musique adoucit les moeurs, paraît-il. N’empêche que, durant les trois mois qu’il passe à Harlem à jouer du piano et écouter des musiciens du coin, Guy entend chaque soir des coups de feu. Nous sommes à des années-lumière de la vie paisible à Beauport.
Ah! le blues…
De New York, Guy se rend ensuite, toujours sur le pouce, à Détroit, Chicago et Boston où il loge dans des auberges de jeunesse. Si, à New York, il s’est rempli les oreilles de jazz autant que de blues, à Chicago, il baigne presque uniquement dans le blues, et ce, « pour la première véritable fois », comme l’écrit Carole Loisel, sa conjointe.
L’épopée américaine de Guy dure un an pendant lequel il vit entièrement dans la musique. Bien qu’il soit un guitariste très moyen, il gratte néanmoins sa guitare dans les rues et récolte ainsi assez d’argent pour payer chambre et repas. Le soir, il va dans les bars écouter des musiciens et, s’il y a des claviers, il leur demande la permission de jammer avec eux. Mais toute aventure a une fin. Affecté par le mal du pays et fatigué d’errer dans de grandes villes bruyantes, Guy rentre au bercail.
« Premier vrai contrat » au Québec
Parce que son père ne s’est pas soucié du tout de savoir ce qu’était devenu son fils pendant un an, Guy, à peine revenu à la maison, quitte Québec et prend la direction du Bas-Saint-Laurent. À Rivière-du-Loup, où il a des amis, il décroche son « premier vrai contrat ». C’est à ce moment-là qu’il se rend compte qu’on peut vraiment gagner sa vie avec la musique et c’est de cette façon que débute sa période nomade. Tel un troubadour moderne, il va d’une ville à l’autre, d’une boîte à chansons à l’autre, habite là où l’amènent ses contrats, en espérant chaque fois trouver un piano en bon état. Il vit ainsi trois ans sans avoir de domicile fixe, exception faite de quelques mois passés à Lévis chez son oncle René et sa tante Nicole. Non seulement ceux-ci l’hébergent gratuitement, mais ils le véhiculent également ici et là. Guy avouera que son oncle a joué alors dans sa vie le rôle d’un vrai père, ce qu’il n’avait pas encore connu.
Engagé pour un mois à Matane, il y demeure de 1980 à 1985. C’est là et dans les alentours qu’il va interpréter des chansons dans la lignée du groupe québécois Harmonium et délaisser un peu le blues. En fait, s’il s’établit un certain temps à Matane, c’est qu’il y a rencontré celle avec qui il aura une fille prénommée Élise. Une autre compagne devait plus tard lui donner deux garçons, Alexis et Émile, nés respectivement à Rivière-du-Loup et Lévis.
Un musicien professionnel
Ayant rompu avec la mère de sa fille, Guy déménage avec sa nouvelle compagne dans la région de Lotbinière, à une heure de voiture de Québec, où il habitera pendant neuf ans. Il en profite alors pour réorganiser sa façon de travailler. Comme il possède un équipement de meilleure qualité, mais plus imposant qu’auparavant, il achète un camion et embauche quelqu’un pour le conduire. Avec les progrès de la technologie, il allait par la suite « voyager léger ». Entre-temps, le camion se révèle fort pratique quand on se promène de Sept-Îles à Saint-Hyacinthe, en passant par Port-Cartier, Hull, etc.
À ce propos, Guy avouera dans l’entrevue une frustration qui le tenaille depuis longtemps, celle de ne pas pouvoir conduire lui-même une auto et de dépendre des autres pour prendre la route; il n’est pas le premier, dans le cadre de notre projet, à nous faire part de ce même sentiment d’impuissance devant la réalité du handicap.
Le Guy Cardinal Rubber Band
En 1994, Guy quitte sa compagne et Lotbinière pour s’installer à Lévis avec sa nouvelle amie de coeur. Constatant qu’il ne pourrait pas vivre décemment comme pianiste de jazz, Guy se tourne vers le blues après un spectacle, donné à Victoriaville, en compagnie de Jim Zeller, un brillant harmoniciste. Il « attrape la fièvre du blues », ainsi que l’écrit Carole Loisel. Il fonde même le Guy Cardinal Rubber Band, un ensemble qui dure moins de deux ans et l’amène jusqu’en France où il passera un mois mémorable. Cette période de la vie de Guy est marquée par une consommation régulière d’alcool et de cocaïne, favorisée par ce qu’il appelle le feeling blues.
Piano seul
À la dissolution du groupe, Guy reprend sa carrière solo et le chemin des bars avec un spectacle, on s’en doute, fortement teinté de blues. Se retrouver seul au piano après deux ans passés au sein d’une formation se révèle difficile, Guy s’étant fait oublier : « Le monde oublie très vite », dira-t-il. Il reprend son bâton de pèlerin et la situation s’améliore. En 2001, il rencontre Carole Loisel qui partage toujours sa vie. C’est elle qui va lui permettre de poursuivre son métier lorsqu’on lui vole tout son matériel et qu’il doit se rééquiper. Jusqu’en 2005, il se balade encore beaucoup, puis un peu moins grâce à des engagements lors d’événements corporatifs, sans oublier les invitations à participer à des festivals, par exemple le célèbre Festival de Blues du Mont Tremblant. Il en devient un habitué et peut ainsi toucher davantage de gens par une virtuosité telle que cet homme semble doté de quatre mains!
Depuis 2011, jouer dans des restaurants constitue son principal gagne-pain. Il offre trois prestations par soir, la dernière étant consacrée davantage au blues. En plus des chansons à succès, anglaises ou américaines, des quarante dernières années, il interprète ses propres compositions qu’on peut trouver sur ses trois disques déjà parus qui sont, comme pour bien des musiciens, davantage un outil de promotion qu’une source de revenus. Au moment d’écrire ces lignes, janvier 2014, Guy prépare un quatrième album en collaboration avec les étudiants en musique d’un cégep. Une fois le disque lancé, il souhaite avoir le concours de la télévision pour le faire mieux connaître. Étant aveugle, il ne peut pas lire les partitions comme les musiciens voyants, aussi est-il obligé de tout apprendre par coeur. Lui qui a accompagné par le passé des vedettes comme Marjo, Michel Rivard et Richard Séguin, sait bien qu’il ne faut rien tenir pour acquis.
Anecdotes
De ces nombreuses années passées à jouer du piano dans toutes sortes d’endroits un peu partout au Québec de même qu’à Toronto et au Nouveau-Brunswick,
Guy se rappelle quelques anecdotes qui le font encore sourire aujourd’hui. Il évoque par exemple un client qui tentait désespérément d’attirer son attention sans se douter le moindrement que le pianiste était aveugle; heureusement, sa conjointe était dans la salle ce soir-là ! Que dire de cet autre qui refusait de croire en la cécité de Guy et que celui-ci a convaincu en l’entraînant dans la salle de bain pour y enlever devant lui ses yeux artificiels! Et ce troisième, légèrement ivre, qui se met à insulter Guy parce que ce dernier a osé oublier d’interpréter sa « demande spéciale »! Grandeur et misère de la vie d’un musicien. Rassurons-nous : Guy Cardinal a conservé la témérité de sa jeunesse, il s’est fait une carapace qui n’interdit pas la sensibilité. La musique est pour lui toujours à recommencer, comme la vie.
Mot de l’auteur
Je tiens grandement à remercier Madame Carole Loisel pour sa précieuse collaboration. Il est possible d’écouter Guy Cardinal dans YouTube.
Attention !
En terminant cette biographie, nous vous offrons une galerie de photos. Elle s’adresse aux parfaits voyants, aux semi-voyants, aux personnes conservant une vision modeste et aux aveugles. Il est un peu complexe de concevoir une galerie de photos pour une telle démographie. Voici donc le mode d’emploi :
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