CAYER, VÉRONIQUE, ou Le don de soi

Portrait de Véronique Cayer. 2014

« Le temps n’est jamais perdu s’il est donné aux autres »

(Al-Moutanabbi)

Véronique Cayer naît les 7 juillet 1934 à Saint-Raymond-de-Portneuf, au nord-ouest de Québec. La province est alors dirigée par le libéral Adélard Godbout. Aînée d’une famille de neuf enfants, Véronique sera la seule à avoir un handicap visuel, en fait une cataracte congénitale. Elle va quand même jouer, courir, se comporter comme n’importe quel autre enfant du village. Elle accomplit certaines tâches à la ferme de ses parents, par exemple traire la vache qui lui est attitrée. Les petits services qu’elle rend sont d’autant plus appréciés que le père, pour assurer un meilleur revenu à la famille, travaille aussi dans un moulin à papier. Rappelons qu’à la fin des années 30 éclate en Europe la Deuxième Guerre mondiale dont les échos parviennent jusqu’à Saint-Raymond par l’entremise de la radio, mais Véronique est trop jeune pour s’en soucier.

Le chemin de l’école

Elle commence sa longue formation générale à l’école du village dirigée par les Sœurs de la Charité. Voyant mal le tableau de la classe, elle écoute sagement la religieuse et s’applique à mémoriser ses leçons. Avant sa 2ième année, elle est opérée dans chaque œil, mais sa vision n’en est pas améliorée pour autant. Elle retourne donc à l’école et, la ferme étant trop éloignée pour qu’elle fasse le trajet à pied, elle est logée une partie de la semaine dans une maison du village. À l’instar des écoliers français de l’époque, Véronique n’a pas classe le jeudi, mais se rend à l’école le samedi.

Institut Nazareth

Un jour, une dame informe ses parents de l’existence dans la métropole d’une école spécialisée pour élèves ayant un handicap visuel. Les parents cherchent bien sûr à en savoir plus et sont rassurés par ce qu’ils apprennent. C’est ainsi que Véronique entre à 10 ans à l’Institut Nazareth, installé depuis 1940 boulevard Crémazie à Montréal. Il va sans dire que les premiers mois au pensionnat sont très difficiles, la fillette s’ennuyant de ses parents et de ce qu’elle faisait à la ferme : traire sa vache, fouler les voyages de foin, soigner les poules, etc. Arrivée en septembre 1944 à l’Institut, elle ne reverra ses parents que lors du congé de Noël. Cependant, dès son retour à Montréal en janvier 1945, Véronique s’adapte à son nouvel environnement. Elle apprend le braille dont elle expliquera, toute fière, le fonctionnement à son père.

En 3ième année, Véronique entreprend son éducation musicale, très valorisée à l’Institut Nazareth. Elle avouera beaucoup plus tard qu’elle n’avait pas vraiment de talent et n’aimait pas particulièrement la musique jouée au pensionnat. Après quatre ans, elle délaisse l’étude du piano au profit des arts ménagers (couture, tissage, etc.) avec lesquels elle a plus de facilité. Ce n’est pas lui faire injure que de dire qu’elle est plus manuelle qu’intellectuelle, qu’elle préfère le concret à l’imaginaire et, pour donner un exemple qui s’applique à la fois à sa formation et à son futur travail d’enseignante, la géographie à la littérature.

Alors que Véronique fait sa 7ième année, elle doit interrompre ses études pendant deux mois pour aller donner un coup de pouce à la ferme, sa mère étant malade. Comme elle tient absolument à terminer son année, elle insiste pour revenir au pensionnat avant qu’il ne soit trop tard. Elle y parvient, saute par-dessus la 8ième et réussit sans problèmes sa 9ième.

École Normale

En 1951, la responsable des études de la communauté met sur pied un cours d’école normale dont la raison d’être est de former des enseignantes pour élèves malvoyants. Véronique suit donc ce cours centré sur ce qu’on devait appeler les « sciences humaines » (français, littérature, philosophie, etc.) et qui laisse de côté, entre autres, les mathématiques. Il faut dire, à la décharge de l’Institut, que les sciences y sont enseignées alors, comme le dira Véronique, avec les « moyens du bord ». Elle évoque en souriant un professeur qui fabriquait des cartes géographiques à partir du bois!

Enseignement et vocation religieuse

Notre « normalienne » obtient donc en 1955 un brevet d’enseignement spécialisé pour élèves handicapés de la vue. Pendant un an, elle enseigne à des enfants de 5ième année aux prises avec des difficultés d’apprentissage. Bien qu’elle aime le contact avec les élèves, elle a un autre projet en tête, devenir religieuse et se mettre au service des autres, inspirée en cela par l’exemple même des sœurs de l’Institut et par la présence de trois religieuses dans sa famille. Toutefois, son désir de marcher sur les traces de Marguerite d’Youville essuie un refus des Sœurs Grises. Déçue, elle décide de prendre du recul en allant vivre quelques mois à la ferme familiale. Elle revient boulevard Crémazie pour remplacer une collègue incapable de finir l’année scolaire.

Soeur Véronique Cayer

C’est à ce moment-là que la communauté accède à sa demande. Véronique va passer deux ans à la maison mère, rue Guy, le temps de franchir les différentes étapes — la dernière consistant à prononcer les vœux perpétuels –, avant de joindre enfin les rangs des Sœurs de la Charité.

Études et enseignement

En 1960, Véronique Cayer, devenue sœur Cayer, retourne à l’Institut et à l’enseignement. Pendant quatre ans responsable de la première année, elle est ensuite affectée à la bibliothèque braille du pensionnat, ce qui ne l’amuse pas beaucoup. Entre-temps, elle réussit à convaincre sa supérieure de la laisser refaire ses 10ième et 11ième années dans les matières qui lui manquent, dont les mathématiques. Elle obtient ainsi son certificat de 11ième année qui lui ouvrira les portes de l’université. Mais revenons aux années 60. Quand l’école normale du pensionnat cesse ses activités en 1965, le gouvernement voulant désormais intégrer les normaliens dans le secteur régulier, sœur Thérèse Parent, « une femme de vision » ainsi que la qualifiera sœur Cayer, devient directrice générale de l’Institut et le sera jusqu’en 1975, année où les instituts Nazareth et Louis-Braille sont fusionnés et perdent leur vocation d’enseignement au profit de la réadaptation.

Cours de déambulation

En 1969, sœur Parent décide que l’Institut va apprendre aux pensionnaires à se déplacer avec une canne blanche, eux qui n’en avaient pas eu jusqu’ici pour circuler à l’intérieur des murs. Comme l’écrit Suzanne Commend,

« ce n’est qu’à leur départ de l’institution que les jeunes adultes, amenés à se déplacer dans le cadre de leur travail ou autre, se procuraient une canne blanche à l’I.N.C.A. » 1.

Et vers qui, d’après vous, se tourne sœur Parent ? Sœur Cayer évidemment, car elle est très autonome dans ses déplacements. En plus d’enseigner des matières comme la géographie et l’histoire, en plus d’être à l’occasion préposée à l’accueil, sœur Cayer se voit chargée d’une nouvelle tâche : donner des « cours de déambulation ». Elle s’en acquitte après s’être informée de ce qui se fait déjà à l’I.N.C.A. en la matière. Douée elle-même d’un très bon sens de l’orientation, elle amène les pensionnaires dans les rues avoisinant l’Institut pour leur enseigner les techniques de base en mobilité. Elle retrouve là le plaisir qu’elle avait, du temps de ses études, à découvrir la ville au-delà des murs du pensionnat, ses parents l’ayant autorisée à le faire.

Nicoléa Tremblay, une ancienne pensionnaire de l’Institut Nazareth, dira de sœur Cayer :

« Elle était un peu partout et accomplissait plein de choses. On la voyait souvent dans les corridors sans jamais trop comprendre ce qu’elle faisait. C’était un peu l’éminence grise qui se promenait ici et là. Elle avait un tempérament sévère et appliquait la discipline. »

Vivre en appartement

Jusqu’en 1972, sœur Cayer travaille et habite à l’Institut. Cette année-là, elle emménage avec quelques consœurs, dans un appartement de la rue Chateaubriand, à Montréal toujours. Elle devait affectionner ce genre de vie au point de le poursuivre jusqu’en 2002. À l’été 1972, elle fait son premier et seul voyage en Europe lorsqu’elle accompagne sœur Thérèse Parent à un congrès international pour aveugles tenu à Madrid, en Espagne. Le voyage comprend un détour par la France, le temps de s’arrêter, comme il se doit, à Lourdes.

UQAM : enfance inadaptée

Nous avons écrit plus haut le mot « université » : eh bien, nous y arrivons. Dans les années 70, souhaitant approfondir ses connaissances et surtout satisfaire à une nouvelle exigence du gouvernement, sœur Cayer s’inscrit à un baccalauréat en enfance inadaptée, option déficience visuelle, offert par l’Université du Québec à Montréal. Précisons ici, et c’est tout à l’honneur de sœur Cayer, que tout cela se passe le soir, la nouvelle étudiante universitaire étant occupée le jour par l’enseignement à l’Institut. On aura compris que ses journées sont plutôt bien remplies.

École Jacques-Ouellette

Nous sommes maintenant en 1975, année où se produit « cette chère fusion », comme le dira sœur Cayer avec un regret dans la voix, fusion que nous avons évoquée précédemment. L’Institut Nazareth ayant fermé ses portes, sœur Cayer doit se chercher du travail ailleurs. Elle décroche un emploi comme technicienne en documentation à l’école Nazareth et Louis-Braille. Celle-ci, en 1986, devait s’appeler « école Jacques-Ouellette », histoire de dissiper une fois pour toutes la confusion engendrée pendant dix ans par le nom de l’Institut Nazareth et Louis-Braille qui, lui, s’occupe uniquement de réadaptation.

Cours de braille

Sœur Cayer est amenée à donner un cours de braille au personnel voyant de son nouvel employeur, la Commission scolaire régionale de Chambly, ce qu’elle fera également au cégep Marie-Victorin. Dans les années 80, elle va quitter le Québec en été, non pour faire du tourisme mais, telle une infatigable missionnaire du braille, pour l’enseigner en Ontario et au Nouveau-Brunswick. Ces courts séjours lui procurent un revenu non négligeable.

Cégep Maisonneuve

Sa vie va prendre ici un tournant inattendu. Au lieu de parcourir un cycle scolaire normal, sœur Cayer va faire les choses à l’envers. C’est bien après avoir fait un baccalauréat à l’UQAM qu’elle   s’inscrit au cégep Maisonneuve en techniques de documentation, ce qui peut se révéler fort utile quand on travaille dans une bibliothèque. Au cégep aussi, sœur Cayer suit des cours du soir, faisant appel à des lecteurs bénévoles et utilisant sa télévisionneuse. Avec les années, son travail à l’école Jacques-Ouellette sera grandement transformé par l’apparition de l’informatique.

Retraite

Profitant d’un plan de retraite avantageux, sœur Cayer et une autre religieuse encore en fonction quittent l’école Jacques-Ouellette en 1995. Ce n’est pas une vraie retraite pour sœur Cayer puisqu’elle devient contractuelle à la compagnie Point-par-Point de Longueuil, spécialisée dans la transcription de documents en braille. Elle fera ensuite le même travail, bénévolement cette fois, pour l’INLB, et ce, jusqu’en 2012. À ce moment-là — elle a dépassé alors les 75 ans –, on peut parler d’une vraie retraite. Tout au plus accomplit-elle un peu de bénévolat ou, comme elle le dira, de « petites besognes occasionnelles » dans l’immeuble où elle vit avec plusieurs prêtres et religieuses retraités comme elle.

Adieu, maison mère !

Ajoutons qu’elle est pendant trois ans guide pour une exposition tenue à la maison mère de la congrégation. L’imposant et bel édifice, classé « monument historique », devient en 2013 la propriété de l’Université Concordia, les Sœurs Grises ne pouvant en assurer l’entretien plus longtemps. Une autre raison à la vente de l’édifice est bien sûr l’absence de relève chez les religieuses. Sœur Cayer dira regretter que toutes les archives aient été transportées ailleurs, risquant ainsi de se détériorer ou de disparaître. Quant à la crypte où reposent, entre autres, 232 religieuses, elle a été recouverte d’une dalle de ciment, symbole d’un passé révolu.

Deux fois chanceuse

Dans une entrevue, sœur Cayer parlera de la chance d’avoir été l’aînée de la famille, car cela lui a évité d’être surprotégée et lui a donné par conséquent une plus grande liberté d’action. Elle ajoutera avoir eu là aussi de la chance de s’être retrouvée à l’Institut Nazareth dans le terreau duquel a pu germer sa vocation — l’année 2010 a marqué ses cinquante ans de vie religieuse –, sans parler du braille qui devait jouer un rôle essentiel dans sa vie.

140e anniversaire

Elle se réjouit enfin d’avoir fait partie du comité organisateur du 140e anniversaire de l’Institut Nazareth qui allait déboucher le 22 octobre 2001 sur le lancement du livre de l’historienne Suzanne Commend (voir note 1). L’ouvrage raconte l’histoire de l’Institut Nazareth, de l’Institut Louis-Braille et, enfin, de l’Institut Nazareth et Louis-Braille, en insistant sur leur rôle dans l’acquisition de l’autonomie chez les personnes vivant avec un handicap visuel. Selon sœur Parent, sœur Cayer et Gabriel Collard, directeur à ce moment-là de l’INLB, il était   temps qu’un livre aborde ce sujet, quasi inexploré jusqu’alors par les historiens. Sœur Parent tenait beaucoup à ce livre et avait même au départ invité sœur Cayer à l’écrire, mais cette dernière, rebutée par l’immense travail de recherche à effectuer, avait décliné l’invitation. Après ce survol d’une vie aussi bien remplie, on aurait tort de le lui reprocher.

Notes

  1. Commend, Suzanne, Les instituts Nazareth et Louis-Braille, 1861-2001 : une histoire de cœur et de vision, Septentrion, 2001, page 183.[mks_separator style= »solid » height= »2″]

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