CONWAY, ALAN, ou Le bonheur des mots

Portrait d'Alan Conway. 2014

« Celui qui aime à apprendre est bien près du savoir »

(Confucius).

En 1952, le Canada a à sa tête le parti libéral de Louis Saint-Laurent. Le 10 août, Alan Conway vient au monde à Saskatoon, ville située au centre de la Saskatchewan, province dirigée, elle, par T. C. Douglas, chef de la Fédération du Commonwealth coopératif, qui allait devenir le Nouveau Parti démocratique. Alan naît avant terme, ce qui laissera des séquelles, dont ce qui allait s’appeler plus tard une rétinopathie de la prématurité, autrement dit la cécité. Deuxième d’une famille de trois enfants, son handicap fait en sorte qu’il est souvent surprotégé, par sa mère surtout. Cela devait avoir, affirmera Alan dans une entrevue, un effet négatif sur sa mobilité. Quand il commencera par ailleurs à utiliser une canne blanche, sa mère sera sceptique devant cette curieuse et, pour elle, imprudente façon de se déplacer…

École spécialisée en Ontario

Il n’y a pas à ce moment-là en Saskatchewan d’école conçue pour les élèves handicapés de la vue et l’intégration en milieu régulier se révèle quasi impossible à réaliser. Voilà donc pourquoi Alan entreprend à 6 ans un long voyage qui le mènera à Brandford, Ontario. En compagnie de fonctionnaires du ministère de l’Éducation et d’autres enfants aveugles ou semi-voyants, Alan se rend donc à l’Ontario School for the Blind, aujourd’hui appelée école W. Ross MacDonald.

Il va découvrir là ce qu’est la vie dans un pensionnat fort éloigné de la maison et où les journées sont découpées en tranches bien précises: « Tout fonctionnait par clochette », se souviendra Alan. En plus des matières traditionnelles, dont la musique, il fait toute une découverte en apprenant le braille qui lui ouvre le monde fascinant des livres. Il fera toutes ses études primaires et secondaires dans cette institution. En raison de la distance et du coût des voyages, il revient par train à Saskatoon seulement à Noël et l’été. Quelques sorties à l’extérieur de l’école, comme la visite d’une ferme ou d’une cabane à sucre, viennent rompre la routine. À compter du secondaire, Alan va se sentir de mieux en mieux à Brandford, car il a développé assez vite le goût du savoir.

Découverte de la langue française

Nous sommes à l’été 1967, année qui marque le centenaire de la Confédération canadienne. Or, c’est durant cet été qu’un jeune homme de Montmagny, près de Québec, vient passer une semaine chez les Conway à Saskatoon, et ce, dans le cadre du programme « Jeunes Voyageurs », mis sur pied par le gouvernement fédéral en collaboration avec les provinces. Le séjour d’un francophone dans sa famille agit alors comme un déclencheur dans la vie d’Alan, d’autant plus que le jeune Québécois se gagne la sympathie des Conway par l’entêtement dont il fait preuve dans l’apprentissage de l’anglais. De retour à Brandford, Alan commence à étudier le français et, comme il y prend un vif plaisir, il mettra de plus en plus d’énergie à apprendre la langue de Molière. Sans le savoir encore, il vient de choisir le métier auquel il consacrera une bonne partie de sa vie.

Canne blanche

Toujours à Brandford, il s’initie à la canne blanche que lui a fait parvenir l’INCA. À l’instar des pensionnaires de l’Institut Nazareth de Montréal, les élèves de l’école de Brandford ont l’habitude de se déplacer sans canne à l’intérieur des murs.

Abitibi

Mais revenons à Alan. En 1969, grâce au programme dont nous avons parlé plus haut, il a lui-même l’occasion et la chance de séjourner dans une famille francophone du Québec et se retrouve alors à Amos, une petite ville d’Abitibi. Pour sa toute première immersion en français, il ne manque certes pas d’interlocuteurs puisque la famille Marcotte compte une douzaine d’enfants ! Alan est heureux de constater qu’il arrive assez bien à converser avec ses hôtes.

Université de la Saskatchewan

En 1971, Alan retourne à Saskatoon pour compléter la dernière année du cours secondaire, soit la 12ième qu’il a commencée à Brandford. Il traverse ensuite une période de questionnement sur son avenir. Peu désireux toutefois de rester à la maison à ne rien faire, il décide de poursuivre sa formation académique et, en 1972, attiré par tout ce qui touche au travail social, suit quelques cours en sociologie à l’Université de la Saskatchewan. Un an plus tard, sa nouvelle passion pour les langues l’amène à abandonner la sociologie pour la littérature française, d’expression française plutôt, car la liste de lectures ne se limite pas à la France. À défaut de pouvoir lire en braille les nombreuses oeuvres au programme, Alan utilise des livres enregistrés sur bandes magnétiques par des lecteurs bénévoles capables bien sûr de lire en français. « J’ai fini par connaître à peu près tout le monde »,  racontera-t-il plus tard en évoquant sa quête fébrile de lecteurs. Sa propre famille étant unilingue anglophone, elle ne peut lui venir en aide sur ce terrain. Pendant ses études, Alan ne rate pas une occasion de pratiquer sa deuxième langue par des conversations avec étudiants et professeurs, l’écoute de la radio et de la télévision en français, des lectures, etc. Il s’offre même un autre séjour en terre francophone, six semaines à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Alan gardera un excellent souvenir de son passage à l’Université de la Saskatchewan, si l’on excepte une professeure de grammaire qui ne savait pas trop comment se comporter envers un étudiant aveugle et qui lui reprochait constamment son accent.

Université de Montréal

Après avoir complété son baccalauréat, Alan songe un instant à enseigner le français. On lui fait comprendre qu’il pourrait difficilement pratiquer ce métier, compte tenu évidemment de son handicap. Aussi change-t-il d’orientation dans l’espoir de gagner sa vie autrement. Il change aussi de province, car nous le retrouvons en 1976 à l’Université de Montréal, bien décidé à s’attaquer à une maîtrise en traduction, ce qui fait de lui le premier étudiant aveugle inscrit à ce programme. Il relève là un défi de taille parce qu’il va devoir évoluer désormais dans une université francophone. Après Saskatoon, le voilà bien obligé de se familiariser avec un nouvel environnement et de sensibiliser d’autres professeurs à ses besoins particuliers. Il a vraiment tout intérêt à se simplifier la vie parce que la somme de travail à accomplir se révèle plutôt imposante, chose due en partie au fait qu’Alan n’a pas fait au préalable de baccalauréat en traduction et doit donc combler cette lacune avant même de commencer sa maîtrise. Par ailleurs, il ne peut pas encore compter sur une technologie très avancée. Comme ses études incluent l’apprentissage d’une troisième langue, il choisit l’espagnol qu’il aura l’occasion de parler lors d’un séjour au Mexique en 1990.

Durant un été, Alan va collaborer à l’inventaire des problèmes d’accessibilité de l’Université de Montréal. C’est ainsi qu’il rencontre un certain Harry Pierre-Étienne (voir sa biographie), impliqué lui aussi dans le même projet. Les deux étudiants ont donc en quelque sorte apprivoisé le campus pour eux-mêmes avant d’en recenser pour les autres les failles sur le plan de l’accessibilité. Alan achève sa maîtrise en 1980. Son stage consiste à traduire, pour le compte d’un professeur de linguistique, une série d’articles du français à l’anglais, articles portant sur l’acquisition du langage chez les personnes aphasiques. Pendant ces quatre ans, il se rend quelquefois à Saskatoon, délaissant le train, lent et trop cher, pour l’avion.

Milieu de la déficience visuelle et premier chien-guide

Parallèlement à ses études, il intègre le milieu de la déficience visuelle en devenant membre en 1977 du RAAQ, fondé deux ans plus tôt. Avec quelques amis, dont Monique Beaudoin qui allait devenir sa femme en 1991, Alan collabore à la fondation en 1983 de l’ APHVO. Signalons également qu’il reçoit son premier chien-guide au printemps de 1979; trois autres devaient par la suite l’accompagner dans tous ses déplacements.

Un rêve réalisé

En attendant de dénicher un emploi en traduction, Alan acquiert les rudiments de l’interprétariat en assistant à des procès au palais de justice de Montréal. Il devient en 1981 fonctionnaire fédéral, plus exactement traducteur anglophone, et déménage à Hull, aujourd’hui Gatineau, où se trouve son bureau. Rappelons ici, et c’est un heureux concours de circonstances, que 1981 est déclarée, par la volonté de l’Organisation des Nations unies, « Année internationale des personnes handicapées ».

À défaut de disposer de documents imprimés en braille ou de l’ordinateur qui allait bientôt faire son apparition, Alan utilise deux dictaphones. L’un contient l’enregistrement du texte à traduire et l’autre sert à enregistrer sa traduction.  Les bandes sont ensuite transcrites par une secrétaire. Alan devra acheter lui-même une imprimante braille, son employeur refusant de la lui fournir.

Alan va donc à la découverte des rues de Hull. La présence constante du chien-guide à ses côtés facilite ses déplacements et incite des inconnus, par exemple dans l’autobus, à entamer la conversation avec lui. Cependant, pour certains, un chien-guide est d’abord et avant tout un animal et, à ce titre, indésirable dans quelques endroits. Alan devra quelquefois se montrer convaincant pour imposer la présence de son compagnon à quatre pattes, que ce soit au travail ou ailleurs.

Le métier d’interprète

En 1984, son employeur lui offre la possibilité de suivre une formation pour devenir interprète et augmenter ainsi son revenu. Alan accepte immédiatement la proposition, car ce métier l’attire, voire le fascine. Depuis son secondaire, il a beaucoup de plaisir à étudier les langues avec leurs caractéristiques, accents et jeux de mots. De plus, il connaît bien le système politique du Canada, sa terminologie et le fonctionnement de la Chambre des Communes. De son bureau de traducteur, il passe à la cabine de l’interprète. Il ne voit pas, disons, tel participant anglophone à telle réunion, mais il doit traduire ses propos pour des auditeurs francophones. Cela exige, on le devine, une attention de tous les instants. C’est une gymnastique mentale longue à développer, aussi Alan s’impose-t-il d’écouter attentivement ses collègues plus expérimentés, demandant ici un petit truc, là un conseil, afin d’améliorer sans cesse sa façon d’exercer son métier. Il est plus que jamais déterminé à trouver des moyens pour faire aussi bien que les autres, ce qui signifie pour une personne ayant un handicap visuel mettre beaucoup plus de temps pour s’acquitter de la même besogne. Pensons aux nombreuses heures qu’il consacre à la seule transcription de documents en braille. Celle-ci sera heureusement facilitée quand, grâce au progrès de la technologie, son bureau pourra lui envoyer par courriel des textes à la maison.

Déplacements

Dans le cadre de son travail d’interprète, Alan est amené à voyager d’un bout à l’autre du pays et plus loin encore. Il se rend en effet dans les dix provinces canadiennes, à Yellowknife et même en Chine. Jeune, il avait voyagé entre Saskatoon et Brandford, Amos, Trois-Rivières, Montréal, et acquis de cette façon le goût de la bougeotte: « Je l’avais dans le sang », dira-t-il plus tard. Alan travaille à la Chambre des Communes et au Sénat ainsi que dans leurs différents comités. Signalons, pour la petite histoire, qu’il traduit le premier discours de Lucien Bouchard comme chef de l’Opposition officielle: « Mon Dieu ! qu’il parlait vite ! », se rappellera-t-il, encore content en 2013 d’avoir survécu à cette épreuve. On fait appel à Alan en agriculture, en immigration, aux services correctionnels, aux transports, lors de conférences de presse et de réunions des caucus des partis, bref il se promène d’un endroit à l’autre, et ce, jusqu’en 2011.

Retraite ou presque

À l’aube de la soixantaine, celui qui est alors le seul interprète aveugle du Canada prend sa retraite de la fonction publique. Il tire sa révérence après trente ans « de bons et loyaux services », selon la formule consacrée. En fait, il n’a pas tout à fait tourné la page puisqu’il travaille à l’occasion comme pigiste. Lors de l’entrevue, il parlera du stress inhérent à son métier et qui a pesé lourd dans sa décision. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le métier d’interprète n’est pas de tout repos. Il l’est encore moins pour une personne aveugle qui doit jongler, notamment, avec une documentation pas toujours accessible, des voyages à préparer et des horaires souvent irréguliers qui l’affectent autant que son chien. « Tous mes chiens, avouera-t-il longtemps après, ont dû vraiment s’adapter à toutes sortes de situations. » Et que dire de ces équations mathématiques difficiles à interpréter !

Persévérance

C’est plutôt rare, selon sa conjointe Monique Beaudoin, qu’une personne handicapée visuellement travaille plus de trente ans, passe tout ce temps au service du même employeur et enfin dans le même domaine d’activité. C’est une leçon de persévérance.

Bénévolat et guitare

Il nous est difficile d’imaginer un Alan Conway oisif, lui qui s’est intéressé à tant de choses dans sa vie. Les projets d’ailleurs ne manquent pas: inciter les gens à apprendre d’autres langues — lui-même a appris le français et l’espagnol –, encourager les étudiants qui ont choisi la traduction et l’interprétariat, poursuivre son implication dans la communauté, entreprise dans les années 70. À ce sujet, il fait du bénévolat pour des organismes de sa région en commençant bien sûr par l’APHVO. Et, quand il jouit d’un peu de temps libre, il aime bien chatouiller les cordes de sa guitare.

Chemin parcouru

Alan est fier d’avoir réalisé son rêve, fier d’avoir pendant trois décennies exercé un métier qu’il a vraiment aimé et qui lui a appris toutes sortes de choses. Ajoutons à cela la fréquentation assidue de quelques collègues formidables qui l’ont vraiment marqué par leur parcours, leur curiosité et leur ténacité à réussir dans le domaine de l’interprétariat.

« On n’arrête pas d’apprendre », affirme en octobre 2013 un Alan plus « assoiffé d’information » que jamais. Il est fidèle en cela au lointain élève du secondaire qui, à Brandford, découvrait le plaisir d’apprendre, en particulier les langues, en somme le bonheur des mots. »

Un mot de l’auteur

Je tiens grandement à remercier madame Monique Beaudoin pour sa précieuse collaboration.[mks_separator style= »solid » height= »2″]

Duo Beaudoin-Conway

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Attention !

En terminant cette biographie, nous vous offrons une galerie de photos. Elle s’adresse aux parfaits voyants, aux semi-voyants, aux personnes conservant une vision modeste et aux aveugles. Il est un peu complexe de concevoir une galerie de photos pour une telle démographie. Voici donc le mode d’emploi :

Si vous avez l’usage de la vue et que vous utilisez une souris, il vous suffit de cliquer sur une photo, et alors, la galerie sera remplacée par une diapo grande format, où les photos se succéderont au rythme d’environ 5 secondes. Pour revenir à la galerie, cliquez sur l’icône X, en haut à droite.

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