« Ne crains pas d’avancer lentement, crains seulement de t’arrêter »
(sagesse chinoise).
À Québec, sur la Ière Avenue, l’on peut trouver, logées tout près l’une de l’autre, trois entreprises qui ont la particularité d’être dirigées par trois personnes aveugles. En allant vers le nord, il y a d’abord au 4545, Braille Jymico de Jacques Côté; puis, au 4765, l’Audiothèque de Pierre Schram; enfin, au 4925, le Centre de Massothérapie de Québec de Pierre St-Onge (voir sa biographie). C’est au premier des trois, Jacques Côté, que nous nous intéressons ici.
Glaucome
Jacques Côté naît le 12 novembre 1942 à Québec et dans une province gouvernée par les libéraux d’Adélard Godbout. Il aura une soeur. Ses parents ne sont pas handicapés de la vue, cependant lui l’est à la naissance. Le glaucome lui laisse une vision partielle dans l’oeil gauche. Quelques incidents — par exemple, il est frappé au visage par le siège d’une balançoire –, quelques incidents donc viennent détériorer davantage sa vision et, à 16 ans, Jacques sera complètement aveugle.
Son handicap ne l’empêche pas de jouer aux mêmes jeux que les autres enfants du quartier Limoilou où il grandit. Il n’est pas surprotégé par ses parents même si ceux-ci, en particulier le père, ne sont jamais très loin derrière lui.
Débuts à l’école et braille
Lorsque vient le temps des devoirs et des leçons, Jacques commence son cours primaire dans une école du quartier. Une intervenante de l’Institut national canadien pour aveugles (INCA), bureau de Québec, lui rend visite chaque semaine pour lui enseigner le braille. Il possède encore un résidu visuel qui lui permet de se déplacer assez bien, aussi n’est-il pas identifié comme une personne handicapée. Lorsque son handicap sera plus « visible », il ne subira aucune vexation de la part des voyants, du moins l’affirmera-t-il dans une entrevue.
Pensionnaire à Nazareth
Il a 9 ans en 1951 quand il déménage à Montréal et se retrouve pensionnaire à l’Institut Nazareth, une école pour malvoyants gérée par des religieuses. Jacques dispose d’un atout dans son jeu : il arrive au pensionnat avec une bonne connaissance du braille. Il va continuer à l’étudier, tous les élèves de Nazareth étant obligés de le maîtriser.
Si le passage de l’école régulière à l’Institut Nazareth est réussi sur le plan scolaire — Jacques est un bon élève –, il en va autrement de l’intégration sociale. Le jeune garçon n’a pas une grande liberté de mouvement entre les murs de l’Institut. Il doit s’adapter à un univers où rien n’est laissé au hasard. Devenu septuagénaire, Jacques se souviendra de la piètre qualité de la nourriture servie aux élèves et, chose plus triste, du sort peu enviable des orphelins, véritables mal-aimés de Nazareth sur lesquels s’acharnent certaines religieuses, très peu douées dans leur rôle d’éducatrices. Jacques, lui, est bien traité par les soeurs, la rumeur voulant que ses parents soient riches, ce qui n’est pas du tout le cas.
Il s’intéresse à tout, notamment aux mathématiques. Il aime aussi l’histoire, le français et la géographie. Il se rappellera avoir eu de la difficulté à découvrir avec les doigts des cartes géographiques en relief qu’il compare à des casse-tête.
Pensionnaire à Louis-Braille
En 1953, il est toujours pensionnaire, cette fois dans une école accueillant une cinquantaine de garçons, l’Institut Louis-Braille, d’abord à Westmount, puis à Ville Jacques-Cartier, aujourd’hui Longueuil. L’Institut est dirigé par les Clercs de Saint-Viateur.
Une première surprise l’attend : la nourriture y est meilleure et abondante. Il a toujours une prédilection pour les mathématiques. Et il y a le sport, adapté comme il se doit. Ses amis et lui jouent au hockey sonore, c’est-à-dire avec une boîte de conserve ayant contenu du jus de tomate. N’importe quelle grosseur, la boîte ? Jacques est catégorique : 48 onces ! Signalons qu’il est grand pour son âge et que, devenu adulte, il atteindra la taille impressionnante de 6 pieds 6 pouces, ce qui peut constituer à l’occasion une autre sorte de handicap…
Cécité
À l’âge de 16 ans, Jacques est opéré aux yeux, cependant l’opération échoue et provoque la dégénérescence du nerf optique. Jacques est désormais aveugle. « Tant qu’à mal voir, j’aimais mieux ne rien voir », avouera-t-il longtemps après. Il rencontre à Louis-Braille un jeune homme qui vient de perdre la vue et qui donnera à sa vie un tour imprévu.
Musique
Le jeune homme en question n’est certes pas un Maurice Richard sur patins, mais il sait jouer de la guitare. Son amour de la musique va contaminer Jacques qui, presque du jour au lendemain, devient un accro, lui qui n’avait pas raffolé de ses cours de piano à l’Institut Nazareth. Il entre dans un groupe où il est certes le moins doué, mais où il se démarque par son leadership.
Jacques Côté, musicien
Nous en sommes à la première carrière de Jacques. À compter de 1962, aussitôt après avoir terminé sa 11ième année à Louis-Braille, il gagne sa vie en jouant du piano et de l’orgue avec ses amis, parfois six soirs par semaine, et ce, un peu partout au Québec. Son statut de musicien l’auréole d’un certain prestige auprès des filles pour qui il est d’abord le pianiste d’un groupe avant d’être un pianiste aveugle. Cela aussi agit sur lui comme une révélation.
Il se marie en 1967 et est papa un an plus tard. Que faire maintenant qu’il a femme et enfant ? Si son métier de musicien s’avère payant, il n’offre toutefois aucune sécurité d’emploi. Il décide donc de retourner aux études.
Cégep et université
Il veut s’inscrire au cégep Limoilou de Québec. « Je ne sais pas quoi faire de toi, mais je t’accepte », lui dit le directeur comme message de bienvenue. La femme de Jacques, une ancienne secrétaire, lui donne un bon coup de pouce en enregistrant ses documents et en tapant ses travaux à la machine. Il vient à peine de terminer ses études collégiales que le voilà à l’Université Laval où il obtiendra en 1972 une licence en enseignement au secondaire. On imagine aisément à quel point son temps doit être bien rempli si l’on ajoute qu’il continue à jouer de la musique le soir. Il s’apprête à entamer une deuxième carrière, celle d’enseignant, tout en poursuivant la première.
Jacques Côté, enseignant
L’école Saint-Vincent
De 1972 à 1990, non seulement Jacques est enseignant durant la journée, mais il joue du piano six soirs par semaine dans un restaurant. Jusqu’en 1975, il enseigne d’abord le français et les mathématiques à l’école Saint-Vincent qui était, comme l’écrit René Binet, « la porte d’entrée régionale permettant l’accès aux études pour des enfants ayant une limitation visuelle et vivant dans la région de Québec1 ».
Polyvalente de Charlesbourg
L’école Saint-Vincent ferme ses portes en 1980. Les élèves du cours secondaire sont intégrés à la polyvalente de Charlesbourg où Jacques, depuis 1975, enseigne, entre autres, le braille. Les élèves malvoyants ont toujours droit à des services spécialisés comme la transcription de documents en braille. Cette expérience d’intégration constitue selon Jacques une réussite sur les plans académique et social. Il déplorera le fait que ce modèle d’intégration ne soit plus pratiqué en 2014.
Mais revenons un instant à la polyvalente où les élèves ayant un handicap visuel sont de moins en moins nombreux, ce qui amènera Jacques à quitter le monde de l’enseignement en 1990. Il le fait après avoir obtenu d’autres diplômes, dont l’un de 2ième cycle à l’Université de Sherbrooke.
Ah ! La canne blanche !
Il n’en a pas encore été question ici pour la simple raison que la canne survient dans la vie de Jacques en 1980 seulement. Fait étonnant : en 1962, il quitte l’Institut Louis-Braille sans canne alors qu’il est pourtant aveugle. Pourquoi avoir attendu si longtemps ? C’est qu’il n’en voulait pas tout simplement. Il refusait d’être considéré comme une personne aveugle, par conséquent n’osait pas demander de l’aide. « Je croyais, dira-t-il, que mon comportement faisait en sorte qu’on ne détectait pas que j’étais aveugle. » Il va bientôt se défaire de cette illusion.
Prise de conscience
Alors, que s’est-il passé pour que Jacques en arrive à accepter la canne blanche ? Il aura fallu qu’une personne voyante lui dise une chose toute simple qu’il aurait préféré ne pas entendre.
Un jour de l’année 1980 donc, apprenant avec quelle prudence Jacques marche dans les corridors de la polyvalente, la directrice lui dit : « Tout le monde sait que tu ne vois pas ». Jacques affirmera ne pas avoir voulu cacher son handicap, mais juste qu’on l’oublie. Comment pouvez-vous passer inaperçu avec une canne blanche ? Les mots de la directrice agissent comme un électrochoc sur notre enseignant aveugle.
Claude Châtelain2, que Jacques a connu à l’Institut Louis-Braille et qui enseigne aussi à la polyvalente, lui apprend à se déplacer dorénavant avec une canne. Et voilà Jacques qui se met, eh oui !, à faire la promotion de la canne blanche auprès de ses élèves !
Jacques Côté, entrepreneur
Responsable de l’encadrement des élèves handicapés visuellement de la polyvalente, Jacques assiste au retour de ceux-ci dans leur région et constate ainsi la lente érosion de son modèle d’intégration. C’est en réaction à ce phénomène qu’il mise sur le service à domicile et fonde en 1987 la compagnie Braille Jymico3, commençant sa troisième et dernière carrière.
Les débuts sont modestes : Jacques travaille chez lui. Après deux ans, il loue un local, et embauche du personnel. Ainsi se développe peu à peu l’entreprise qui occupe maintenant une bâtisse de trois étages sur la Ière Avenue à Québec.
Braille Jymico se fait connaître par la production braille de documents scientifiques et de graphiques tactiles. Depuis 2001, la compagnie se spécialise dans la production de documents en gros caractères.
« Ça a fait boule de neige », dira Jacques. La transcription en braille est faite à domicile, surtout aux États-Unis, par des personnes rémunérées par Braille Jymico. Selon Jacques, une entreprise comme la sienne n’aurait pu survivre au Québec seulement, en particulier à cause de la prédominance de l’audio chez les personnes mal-voyantes. Si les Américains forment la majorité de la clientèle de Braille Jymico, cela s’explique en partie parce que les lecteurs de braille en Amérique du Nord utilisent les mêmes codes, la situation étant différente en Europe.
Malgré l’importance grandissante de l’audio et des gros caractères, le braille se révèle toujours nécessaire, notamment en ce qui concerne les livres de mathématiques. « Le braille, rappelle Jacques, permet aux aveugles d’accéder aux mathématiques, ce que le sonore ne permet pas. »
Reconnaissance
À l’occasion de la soirée « Retrouvailles » des élèves et du personnel de la défunte école Saint-Vincent, tenue en septembre 2013, Jacques reçoit le Prix Denis-Langevin, « remis tous les deux ans, écrit René Binet, à une personne ayant un handicap visuel qui a aidé à l’amélioration des conditions de vie des personnes aveugles et demi-voyantes ». On veut « souligner sa contribution à l’enseignement du braille et relever ses talents d’entrepreneur ».
Jacques Côté, retraité
« Ça fait 52 ans que je travaille », avoue le président-directeur général Jacques Côté. Pas étonnant qu’il songe à prendre bientôt sa retraite. Toutefois, il demeurerait consultant chez Braille Jymico, car il ne s’imagine pas passer le temps à se bercer dans son salon. Cet homme d’action est aussi un grand voyageur qui compte plus de vingt croisières à son palmarès. Avant d’embarquer sur le bateau, il fait le plein de livres sonores dans son lecteur numérique. Entre deux voyages, il compte se livrer à un autre passe-temps, les échecs, et faire partie d’un club, à l’instar d’un certain Émile Ouellet (voir sa biographie).
Marié pendant 22 ans, divorcé en 1990, il se dit très heureux avec Diane, la femme qu’il a rencontrée en 2001. « J’ai retrouvé l’amour de ma vie », déclare-t-il sans ambages. Son ton de voix est tel que nous ne saurions en douter. Comme si ça ne suffisait pas, Diane nous écrit ces quelques mots : « Merci de vous intéresser à ce charmant homme qui est mon mari adoré! »
Notes
- René Binet est le directeur du Regroupement des personnes handicapées visuelles (régions 03-12).
- Claude Châtelain a enseigné à l’Institut Louis-Braille dès son ouverture en 1953 et a été, notamment, l’un des fondateurs en 1975 du Regroupement des aveugles et amblyopes du Québec (RAAQ).
- Le nom de Jymico est formé de j pour Jacques, y pour la mère des deux enfants, m et i pour Mylène et Isabelle, ses deux filles, et co pour Côté.
Attention !
En terminant cette biographie, nous vous offrons une galerie de photos. Elle s’adresse aux parfaits voyants, aux semi-voyants, aux personnes conservant une vision modeste et aux aveugles. Il est un peu complexe de concevoir une galerie de photos pour une telle démographie. Voici donc le mode d’emploi :
Si vous avez l’usage de la vue et que vous utilisez une souris, il vous suffit de cliquer sur une photo, et alors, la galerie sera remplacée par une diapo grande format, où les photos se succéderont au rythme d’environ 5 secondes. Pour revenir à la galerie, cliquez sur l’icône X, en haut à droite.
Si vous disposez d’une vision modeste, si vous utilisez JAWS, si peut-être vous souhaitez faire une présentation à des amis voyants, alors suivez les consignes qui suivent. Chaque photo est agrémentée d’un LIEN GRAPHIQUE, visible et audible uniquement par les utilisateurs de JAWS. Faites ENTER sur ce LIEN GRAPHIQUE, et alors, la galerie sera remplacée par une diapo grande format, où les photos se succéderont au rythme d’environ 5 secondes. Pour revenir à la galerie, appuyez sur ÉCHAPPE.
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