CYPIHOT, JEANNE, ou Le soleil dans la nuit

Portrait de Jeanne Cypihot.

« Rien n’est perdu tant que les yeux du cœur demeurent ouverts. »

(auteur inconnu)

Jeanne Cypihot naît à Montréal le 6 juin 1912, deux ans avant que n’éclate en Europe la Première Guerre mondiale. Aveugle de naissance, elle est la fille d’Henriette St-Charles et d’Hector Cypihot, médecin et financier. Celui-ci sera le premier président de la division du Québec de l’Institut national canadien pour les aveugles (INCA), créée en 1930. Jeanne aura un frère, Jean, qui viendra au monde, lui, en juillet 1913 sans handicap visuel. Durant sa petite enfance, passée à Montréal et, l’été, à Chambly, Jeanne est deux fois affectée par la méningite. Ses parents tiennent malgré tout à ce qu’elle vive comme les autres enfants, ce qui va grandement contribuer à former son caractère indépendant. Elle leur sera d’ailleurs très reconnaissante de l’avoir élevée dans une atmosphère d’optimisme.

Institut Nazareth

Faisons un bref retour dans le passé. Le Québec est la première province au Canada à entreprendre la scolarisation des personnes aveugles. En 1861, l’abbé Victor Rousselot fonde l’Institut Nazareth de Montréal avec la collaboration des Sœurs Grises et dont la mission est d’héberger et d’éduquer garçons et filles handicapés de la vue de tout le Québec. C’est donc là que Jeanne se retrouve afin de faire son cours primaire. Ajoutons que sa mère sera un jour présidente de l’Institut.

Collège Marguerite-Bourgeoys

Le nom de ce collège rappelle bien sûr Marguerite Bourgeoys, fondatrice de la Congrégation de Notre-Dame, qui ouvrit en 1657 la première école de Ville-Marie, aujourd’hui Montréal. Signalons que, de 1908 à 1933, le Collège est au Québec la seule institution francophone à offrir aux jeunes filles ce qu’on désigne alors comme le « cours classique ». Selon la volonté de sa fondatrice, Sœur Sainte-Anne-Marie, le Collège cherche d’abord à « inculquer aux jeunes filles des convictions religieuses éclairées ».

Jeanne poursuit donc ses études au Collège Marguerite-Bourgeoys, à Westmount, où elle est aussi inscrite à des cours privés de diction, de littérature et de sciences, ces dernières lui causant quelques maux de tête. À l’étude du grec de Platon, elle substitue celle de l’italien. Une camarade de classe, Léontine, veille sur elle tel un ange gardien.

« Optimiste et heureuse »

Du livre Notre-Dame que rédigent les jeunes filles du Collège Marguerite-Bourgeoys, citons quelques lignes, composées dans le style de l’époque, de l’hommage qui est rendu à Jeanne :

« Toujours souriante, Jeanne s’en va dans la vie portant très haut son bel idéal. À la voir ainsi optimiste et heureuse, nous, les voyantes, ne sommes-nous pas tentées de lui demander: « Jeanne, quel soleil brille donc dans votre nuit? » Modeste et très simple, Jeanne a donné à ses compagnes le plus bel exemple de courage invincible, de ténacité inébranlable à la poursuite de grandes et légitimes ambitions. Honneur donc à Jeanne, dont nous, ses compagnes, sommes si fières! »

Jeanne bachelière

Chose rare à l’époque, Jeanne fréquente ensuite l’Université de Montréal et y fait un baccalauréat ès-arts, devenant ainsi la première femme aveugle bachelière du Québec. Pendant un an, elle va aussi apprendre l’anglais au Perkins Institute for the Blind à Watertown, près de Boston, une école que fréquentera aussi Jean Sorel (voir sa biographie). Jeanne possède un diplôme supérieur en musique, fruit des cours suivis à l’Institut Nazareth, de même qu’un diplôme en traduction, obtenu à l’école D’Arcy McGee, affiliée à l’Université de Montréal.

Un savoir à partager

Fière d’avoir, malgré sa cécité, obtenu un diplôme universitaire, Jeanne ressent aussitôt le besoin d’en faire bénéficier les personnes non voyantes qui n’ont pas eu sa chance. Arrêtons-nous ici à un texte de Denis Regnaud, écrit peu de temps après la mort de Jeanne, survenue en mai 1982, un texte qui jette un éclairage sur le désir qu’avaient certains contemporains de Jeanne de partager leur savoir et d’encourager la scolarisation des personnes handicapées.

« La prise de conscience collective, écrit Regnaud, des handicapés quant à leur insertion dans la société et à leur devenir est née chez des individus qui ont d’abord constaté que l’un des outils indispensables à toutes formes d’épanouissement d’un groupe se trouve dans une scolarisation plus poussée et l’apprentissage d’un métier qui permette à l’individu d’être utile aux autres1. »

Jeanne enseignante

La fille d’Hector Cypihot aurait souhaité pratiquer la médecine comme son père mais, sa cécité l’en empêchant, elle est donc amenée à enseigner. Durant plusieurs années, bénévolement, elle enseigne le braille à l’Institut Louis-Braille. Ce dernier est fondé à Westmount en 1953 par Jean Cypihot, frère de Jeanne et Clerc de Saint-Viateur, et accueille les garçons qui, une fois âgés de 12 ans, doivent quitter Nazareth, la mixité étant mal acceptée à l’époque. Jeanne enseignera à l’Institut Louis-Braille jusqu’à ce qu’il déménage, à la fin des années 50, à ville Jacques-Cartier, aujourd’hui Longueuil. Paul-Henri Buteau a été l’un de ses élèves.

Bénévole toujours

En plus d’être depuis 1937 membre du conseil d’administration de l’Institut national canadien pour les aveugles – Division du Québec, Jeanne est présidente des Dames auxiliaires de l’organisme et, à ce titre, s’occupe de la correspondance. Elle est gouverneur des hôpitaux Sainte-Justine et Marie-Enfant. Elle exerce le même rôle à la Société Pro Musica et, musicienne elle-même, ne se fait pas prier pour aller au concert. Sa famille étant fortunée, Jeanne se rend en Europe pour assister à des congrès internationaux portant sur la cécité.

Générosité

Fortunée, oui, la famille Cypihot l’est assurément. Hector Cypihot, rappelons-le, est d’abord médecin, puis financier. À partir de 1921, il dirige la maison F. X. Saint-Charles & Cie Limitée, la Société nationale de fiducie et la Montreal Life Insurance Company. Deux ans avant sa mort en 1950, il fait un testament fiduciaire en faveur de trois oeuvres de bienfaisance, dont l’une est la Faculté de médecine de l’Université de Montréal. Quand la fiducie arrive à son terme en juin 2009, c’est une somme de plus d’un million de dollars qui a été octroyée à la recherche médicale. L’un des bénéficiaires du testament doit se consacrer à l’aide aux personnes aveugles. La Fondation Hector-Cypihot est créée en 1999 et le voeu du défunt se matérialise. Jeanne et Jean deviendront à leur tour des mécènes pour les personnes handicapées de la vue. Soulignons ici que le ministère de l’Éducation du Québec est mis sur pied en 1963.

Non seulement Jeanne fait profiter les autres de son savoir, mais ouvre également sa bourse aux personnes vivant avec un handicap visuel qui désirent poursuivre leurs études ou apprendre un métier. Voici à ce sujet ce qu’écrit Denis Regnaud en 1982 :

« Notre cynisme de fin de 20ième siècle pourrait inspirer à certains la réflexion suivante: il est facile de donner beaucoup quand on a davantage. Pourtant, beaucoup sont parfaitement confortables à ne pas le faire, et parmi ceux qui le font, tous n’ont pas la manière. En sa présence, on découvrait une personne à l’écoute des autres; dans une attitude d’ouverture, de clairvoyance, de franchise et de gratuité. Sa grande discrétion témoignait également d’une noblesse de cœur peu commune. Elle établissait elle-même avec ses interlocuteurs des rapports humains vrais et profonds par l’intérêt même qu’elle portait en exigeant d’eux l’honnêteté et une volonté bien affirmée de faire quelque chose2. »

Certificat de mérite

L’année 1978 marque le 60ième anniversaire de l’incorporation de l’Institut National canadien pour les aveugles. À l’hiver de cette année-là, la division du Québec décerne à Jeanne un certificat de mérite en reconnaissance de sa contribution à la cause défendue par l’organisme. « Les efforts que vous avez déployés, lui écrit le président national, avec d’autres de nos concitoyens pour le bien-être des personnes aveugles du Québec, ne sont pas passés inaperçus. »

Ordre du Canada

En janvier 1978, Esmond Butler,
Secrétaire général de l’Ordre du Canada, écrit à Jeanne :

« Chère Mademoiselle,
Le Gouverneur général me prie de vous laisser savoir que vous avez été nommée Membre de l’Ordre du Canada avec l’approbation de Sa Majesté La Reine, Souveraine de l’Ordre. Votre nomination sera publiée dans la Gazette du Canada, édition du samedi 14 janvier 1978. »

En 1978, ce que Jeanne accomplit pour les personnes aveugles est donc encore une fois reconnu. Elle est reçue Membre de l’Ordre du Canada. Vingt ans plus tard, ce sera au tour de son frère Jean d’être ainsi honoré.

Maladie et décès

En 1976, Jeanne est frappée d’une thrombose cérébrale qui paralyse temporairement son bras et sa jambe gauches. « Optimiste comme toujours, raconte une journaliste, elle s’entraîne à ne plus se servir que d’une main pour taper sur sa machine à écrire, sa confidente3. »

Le 14 mai 1982, à l’âge de 69 ans, elle s’éteint à Montréal. Elle avait vécu les dernières années de sa vie immobilisée dans un fauteuil roulant. Son frère Jean lui survit jusqu’en 2009; il avait atteint l’âge plutôt respectable de 95 ans.

Redonnons, en terminant, la parole à Denis Regnaud :

« Le décès de Jeanne Cyphiot nous invite à constater que dans ce grand mouvement d’émancipation des handicapés visuels engagé depuis une cinquantaine d’années, il a fallu des gens sans doute munis de moyens exceptionnels, mais surtout armés de convictions inébranlables […] pour commencer à désamorcer des préjugés vieux comme l’histoire de l’humanité4. »

Un mot de l’auteur

Je tiens à remercier monsieur Paul-Henri Buteau pour sa précieuse collaboration.

Notes

  1. Regnaud, Denis, « À la mémoire de madame Jeanne Cypihot », Carrefour Braille, juin 1982, volume XIV, numéro 6.
  2. Voir note 1.
  3. Hurteau, Laure, « L’âge d’or, c’est quoi? », La Patrie, 6 juin 1976.
  4. Voir note 1.

Attention !

En terminant cette biographie, nous vous offrons une galerie de photos. Elle s’adresse aux parfaits voyants, aux semi-voyants, aux personnes conservant une vision modeste et aux aveugles. Il est un peu complexe de concevoir une galerie de photos pour une telle démographie. Voici donc le mode d’emploi :

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