« Le meilleur moyen pour apprendre à se connaître, c’est de chercher à comprendre autrui »
(André Gide).
Cadet d’une famille de trois enfants, Luc Fortin vient au monde le 6 mai 1963 à Saint-Léonard, île de Montréal. Atteint à la naissance d’une microphtalmie, il a une sœur et un frère qui, eux, ne sont pas touchés par cette maladie visuelle. Dans sa petite enfance, il aime mieux faire du tricycle ou de la bicyclette sur le trottoir que d’aller au parc ou au terrain de jeux où il s’attire parfois quelques moqueries à cause de ses petits yeux.
Débuts à l’école
Après avoir fréquenté une maternelle de son quartier et à défaut d’aller à une école régulière, il participe en 1969 à une activité portes ouvertes à la Montreal Association for the Blind (MAB), mais l’expérience tourne court, le jeune garçon ne parlant pas anglais. Alors ses parents l’inscrivent à l’Institut Nazareth, dirigé par des religieuses, où il est obligé d’être pensionnaire bien que sa famille habite assez près. Il se rappelle avoir pleuré chaque dimanche soir jusqu’au milieu de la deuxième année, et il est d’autant plus triste qu’il passe les week-ends parmi les siens. Il a 7 ans quand meurt son père. À l’Institut, il préfère la compagnie de deux laïques aux religieuses parce qu’elles parlent de hockey et jouent avec les enfants. Même si sa vision lui permettra jusqu’à l’âge de 20 ans de lire les gros caractères, il apprend le braille comme tous les élèves de Nazareth.
Il aime l’histoire et la géographie.
La musique étant obligatoire, il étudie le piano, mais il s’ennuie et a l’impression de perdre son temps. En quatrième année du secondaire, il remplacera le piano par la clarinette et y mettra plus de bonne volonté. Il quitte l’Institut après avoir terminé sa cinquième année.
Deuxième école spécialisée
Luc est de nouveau pensionnaire, cette fois à l’Institut Louis-Braille de Longueuil, école réservée aux garçons. Il y complète son cours primaire avant d’y faire son secondaire. Dès sa deuxième année, il se réjouit d’avoir une chambre pour lui tout seul alors qu’il n’en a plus à la maison. Il voit assez bien les affiches des Jeux olympiques de 1976 qu’il a collées sur les murs. Il apprend à utiliser une canne blanche et, ainsi que bien d’autres avant lui, hésite à s’en servir. Son professeur de piano, Jacques Larose (voir sa biographie), persuade les parents de Luc de le laisser traverser seul les rues.
Toujours amateur d’histoire et de géographie, il apprécie grandement l’enseignement du père Jacques Ouellette, homme passionné et créatif. Il aurait aimé le connaître dans les années 90 parce qu’il le trouvait trop distant à l’époque de Louis-Braille. Quant à ses notes, il résume la chose ainsi : « Je faisais partie des cancres ».
Sports
Une école pour garçons fait bien sûr une large place au sport. Luc joue donc au ballon-balai, au hockey, au soccer et au… ballon-quilles.
Il pratique le ski de fond et découvre même le ski alpin avec un accompagnateur formé au Colorado. Il déclare avoir été la première personne vivant avec un handicap visuel au Québec à le faire. Il commencera bientôt à jouer au goalball dans un gymnase de l’Institut Nazareth et Louis-Braille (INLB), à Longueuil. Il consacre moins de temps au sport à compter de la troisième année du secondaire parce qu’il n’est plus pensionnaire. Faisant cinq fois par semaine l’aller-retour entre Saint-Léonard et Longueuil, il passe des heures en autobus, autant de temps enlevé à l’activité physique. Plus tard, il deviendra carrément un « sportif de divan ».
Cégep
Après avoir fini son cinquième secondaire, Luc se retrouve au cégep Marie-Victorin de Montréal-Nord, inscrit en sciences humaines, sans mathématiques, tient-il à préciser. Sa sœur tape ses travaux et sa mère agit à l’occasion comme lectrice. Il prend des notes au poinçon, dispose d’un télescope et se voit offrir à l’occasion des examens oraux plutôt qu’écrits. Malgré tout, il n’est pas bon en classe. S’il reste au cégep, c’est que sa mère l’y oblige. Il n’a encore aucune idée de ce qu’il veut faire plus tard. Cela ne le tracasse pas trop, car il a rencontré à Nazareth et Louis-Braille des hommes et des femmes qui, en dépit de leur handicap visuel, enseignaient, donc gagnaient leur vie. Bref, Luc met trois ans au lieu de deux pour décrocher son diplôme d’études collégiales.
Cécité
À partir de 1982, cherchant toujours sa voie, Luc va passer d’une université à l’autre en abandonnant chaque cours avant la fin : musique à l’Université Concordia, histoire à l’UQAM, religion à l’Université de Montréal, etc. Puisqu’il habite toujours chez sa mère, il prend l’autobus et le métro pour se rendre en classe. C’est en 1984 qu’il perd complètement la vue. « Je ne me souviens pas d’avoir trouvé ça particulièrement difficile », dit-il. Le fait d’avoir étudié plusieurs années dans un environnement adapté l’a amené, selon ses mots, à « développer des trucs ».
Milieu communautaire
Luc vit maintenant en appartement avec Manon, sa compagne, également handicapée de la vue. Il fait ses débuts dans le milieu communautaire en travaillant pour des organismes tels que l’Association des sports pour aveugles de Montréal (ASAM) et l’Association régionale de loisirs (ARL). En 1985, il va chercher un chien-guide à Long Island, États-Unis. Signalons que son anglais s’est heureusement amélioré de beaucoup.
Conversion
Ici débutent les années, disons, évangéliques de Luc. Bien qu’il ait été déjà baptisé dans la foi catholique, il se convertit au christianisme dans une démarche qu’il qualifiera de rationnelle. Il est baptisé pour une deuxième fois et lit chaque jour la Bible en braille. Devenu pieux, il cesse de jouer au goalball, les beuveries qui suivent les tournois venant en contradiction avec ses valeurs. Cette période constitue, comme il le dira, « un gros plus » dans sa vie.
London
Voulant être pasteur, Luc déménage avec Manon à London, Ontario, en 1989. Dans cette ville toute nouvelle pour lui, il comprend là ce qu’être aveugle veut dire : il n’a aucun point de repère, aucune image mentale. Par chance, il peut compter sur son chien-guide. Il étudie la théologie un an et demi. Loyer et études sont subventionnés par des églises. Entre-temps, Manon accouche d’un garçon, François Tim, qui hérite de la pathologie oculaire de son père. En 1990, la petite famille revient à Montréal.
Sherbrooke
Un an plus tard, homme, femme et enfant déménagent à Sherbrooke. Tout ce beau monde va ensuite séjourner plus de deux mois aux États-Unis, le temps que Luc demande de l’argent à des églises afin de pouvoir exercer son ministère à Sherbrooke. C’est une expérience dont il gardera un très mauvais souvenir. Il fait des sermons pour montrer comment il prêche et est convoqué à des entrevues. À force de patience, il obtient l’argent nécessaire et retourne à Sherbrooke. L’aventure prend fin en 1997. Luc se rend compte qu’il ne croit plus en la mission qu’il s’est donnée. « Ça ne cadrait plus avec mes croyances », avoue-t-il. Il se voit mal par exemple prêcher les vertus du mariage alors que son propre couple bat de l’aile. Puis il se sépare d’avec Manon, quitte les Cantons-de-l’Est et regagne la métropole.
RAAMM
Manon reste quelque temps à Sherbrooke, puis vend la maison et revient à son tour à Montréal. Pour faciliter la garde partagée, Luc et Manon se retrouvent à quelques rues de distance dans le même quartier. En 1998, à peine arrivé à Montréal, Luc est embauché par le Regroupement des aveugles et amblyopes du Montréal métropolitain (RAAMM). Il a enfin trouvé sa place dans le monde du travail, mais ne le sait pas encore. D’abord pourquoi le RAAMM? À Sherbrooke, Luc écoute régulièrement le Publiphone du RAAMM, un service d’écoute interactif où des bénévoles lisent circulaires d’épicerie, journaux, magazines, etc. Luc écoute le Publiphone et laisse souvent des commentaires dans la boite vocale du RAAMM. Celui-ci l’engage donc et le nomme peu de temps après responsable du Publiphone. Luc va alors attraper le virus de la communication. Or, il croise au bureau des bénévoles qui ont étudié dans une école privée de radio, celle de Stéphane Roy. En 2004, à son départ du RAAMM, il suit le même cours et donne ainsi une nouvelle direction à sa vie.
Découverte de la radio
Depuis 1999, Luc partage son quotidien avec Isabelle, une femme voyante qui œuvre dans l’enseignement. Après l’épisode du RAAMM, il se donne cinq ans pour gagner sa vie avec la radio, sinon il passe à autre chose. Il cherche à savoir s’il peut travailler dans de petites villes : Asbestos, Joliette, Saint-Jérôme, etc., là où un débutant aurait sa chance. Il n’a pas à aller bien loin. Les élèves de Stéphane Roy ont une émission dans une radio communautaire, la station FM 103.3 de Longueuil. C’est là que Luc se retrouve comme animateur bénévole. Six mois plus tard, il devient salarié et est à l’antenne cinq jours par semaine. Non seulement est-il animateur, mais il fait aussi sa propre « mise en ondes », aidé en cela par le passage du vinyle au disque compact. En 2010, fatigué, il laisse le FM 103.3 pour la radio de Vues et Voix.
Vues et Voix
Disons d’abord que Vues et Voix, c’est l’ancienne Magnétothèque. On y enregistre des centaines de livres chaque année et on y trouve aussi le Canal M, une radio que l’on peut écouter avec la télévision câblée ou Internet. Luc y arrive au moment où le Canal M change sa programmation et offre des émissions portant sur tous les aspects de la vie des personnes handicapées de même que sur des sujets tels que l’économie sociale, l’environnement, etc. Luc considère le Canal M comme un outil permettant aux auditeurs de se rapprocher dans une démarche commune. Au lieu de se mettre en valeur, Luc cherche à faire entendre ceux et celles qui jour après jour viennent en aide à leurs semblables. Il anime notamment l’émission « Ça m’regarde », un titre qu’il gardera plus tard à la télévision. À Vues et Voix, il obtient un meilleur salaire, plus de jours de vacances et, détail non négligeable, une aide à la recherche. Jusqu’à janvier 2016, date où il quitte Vues et Voix, il fait d’innombrables entrevues. Il déplore une chose cependant: l’absence quasi totale de commentaires de l’auditoire. N’importe quel animateur de radio aime bien savoir qu’il est écouté, ne serait-ce que par un petit nombre de personnes. C’est en partie pourquoi Luc va passer de la radio à la télévision.
AMI-télé
En avril 2015, souhaitant que le message passe mieux, Luc relève tout un défi: ce non-voyant devient animateur à la télévision. Il le fait à AMI-télé, la première chaine de télévision francophone du monde à offrir aux personnes atteintes d’une déficience visuelle des émissions avec audiodescription. Dès l’arrivée de Luc, la chaine commence à diffuser une émission similaire à celles qu’il animait à la radio de Vues et Voix. Voilà notre homme qui évolue désormais dans le monde de l’image qui, selon lui, jouit d’un plus grand pouvoir de pénétration que la radio. On le voit à la télévision, mais qui l’a entendu à la radio? On le voit à la télévision, bien habillé et un brin maquillé, parce qu’il lui faut jouer le jeu, sans compter le minutage tatillon auquel il doit s’astreindre. Jusqu’à la fin de décembre 2015, il anime plus de cent fois le magazine « Ça me regarde » où, assisté de chroniqueurs, il traite de toutes les facettes du handicap. Dans une interview à Radio-Canada, il rappelle que la personne aveugle est un citoyen à part entière. Et il ajoute: « Plus on rend la télévision conviviale, pertinente à tous égards, plus le citoyen va pouvoir profiter de cet outil-là ».
Chien-guide ou canne blanche
Luc prétend avoir vraiment accepté sa cécité depuis 2010. Il décide de ne pas demander un autre chien-guide, ce qui l’oblige donc à se tirer d’affaire tout seul. Pourtant, c’est plus facile, admet-il, de se déplacer avec un chien qu’avec une canne bien que l’animal, précisons-le, ne prenne aucune décision. Il peut s’avérer périlleux de faire du slalom entre les obstacles posés sur un trottoir. Le bruit de la circulation ou des travaux de la voirie rend l’orientation plus difficile, interdit la pratique de l’écho-location. Selon Luc, le problème n’est pas tant de heurter quelque chose, que la crainte qui en découle. D’une journée à l’autre, un trottoir peut être obstrué. Mais qu’il est agréable, une fois rentré à la maison, de ranger la canne et de pousser un soupir de soulagement : mission accomplie !
Amour
Luc dit se chercher beaucoup depuis quelques années. Il aimerait de nouveau partager sa vie avec une femme, mais pas forcément vivre avec elle, car il a pris des habitudes de célibataire. Selon lui, il s’avère plus difficile de rencontrer quelqu’un quand on a un handicap. Il affirme, mi-figue mi-raisin : « L’amour, c’est embêtant mais nécessaire ». Après tout, un être humain est fait pour s’arrimer à un autre être humain.
Paternité
Luc se montre fier de la relation qu’il a tissée avec François Tim. Quand ce dernier était petit, Luc n’arrivait pas toujours à trouver un terrain d’entente avec lui. N’empêche qu’il a voulu lui transmettre ses valeurs sans les lui imposer. Si la vie lui permettait d’être père une seconde fois, la réalité du handicap ne le gênerait pas. D’après lui, il y a beaucoup de choses à aller chercher avec les autres sens. Pour sa part, il estime avoir parcouru un bon bout de chemin et déclare : « Je suis rendu là où je ne pensais pas arriver ».
Mot de l’auteur
La photo de Luc Fortin provient de la Société Radio-Canada.