FRAPPIER, LAURE, ou Changer la vie

Portrait de Laure Frappier. 2012

« Si tu n’arrives pas à penser, marche; si tu penses trop, marche; si tu penses mal,  marche encore »

(Jean Giono).

Née le 20 février 1951 à Saint-Bonaventure, village situé au centre du Québec, Laure jouit à la naissance d’une vision tout à fait normale. Un jour, elle s’interrogera sur le rôle qu’auront pu jouer dans sa cécité son arrière-grand-mère et son grand-père qui ont perdu la vue en vieillissant. Laure deviendra elle-même aveugle en 1998, « une année marquée d’une croix dans le calendrier de ma vie », dira-t-elle en 2011. Avant que cela n’arrive, elle mettra au monde deux garçons, adultes maintenant, non handicapés visuellement.

Primaire

Laure fait sa première année du cours primaire à Saint-Bonaventure, puis les autres à Montréal où a déménagé sa famille. C’est dans la métropole que sa mère, institutrice de formation, retourne à l’enseignement pour augmenter le revenu familial qui en a bien besoin.

Cours classique

Son primaire terminé, Laure fait son cours qu’on appelle alors « classique » d’abord à l’Institut Cardinal-Léger de Montréal, puis au collège Bourget de Rigaud où elle se retrouve pensionnaire. Signalons que le collège compte une soixantaine de filles pour 600 garçons. D’un naturel dynamique, Laure s’implique dans le comité chargé de décorer la boite à chansons de l’école.

Cégep

Après avoir achevé sa « Versification », qui équivaut à la 11ième année, elle fréquente le tout nouveau cégep Marie-Victorin de Montréal, inscrite en sciences humaines, option psychologie. À ce moment-là, elle ne sait pas encore quel métier elle souhaiterait pratiquer. Une chose dont elle est sûre en tout cas, c’est qu’elle aime le sport, en particulier la natation qui lui procurera bientôt son premier emploi.

Secrétariat

Comme nous l’avons écrit plus haut, Laure ignore toujours quel métier elle aimerait exercer. Aussi suit-elle un cours d’un an en secrétariat à l’Académie Sainte-Anne de Montréal où tout se passe en anglais. Laure dira en entrevue qu’elle ne se sentait pas faite pour être secrétaire, mais elle aura néanmoins appris certaines choses qui allaient lui servir par la suite, par exemple savoir taper vite à la machine.

Laure à la piscine

En 1974, sûre d’être la bonne personne, Laure soumet sa candidature à la polyvalente nouvellement ouverte à Ville d’Anjou et qui cherche quelqu’un pour superviser les activités tenues à la piscine. Laure est embauchée et fait si bien que le directeur de l’école l’invite à joindre le corps professoral et, parce qu’elle n’a pas de diplôme en pédagogie, insiste pour qu’elle s’inscrive le jour même à un baccalauréat en éducation physique offert à l’UQAM. Flattée de se savoir autant appréciée, elle saute sur l’occasion. Elle fait son baccalauréat et entreprend ensuite une maîtrise en sciences de l’éducation, qu’elle abandonnera cependant avant la fin.

Mariage

En août 1974, Laure épouse Serge avec qui elle partage toujours sa vie quarante ans plus tard. « Dès ma première rencontre avec Laure, dira Serge, je savais que j’étais pour l’épouser.» Dans les années 80, deux garçons, Gabriel et Francis, naîtront de cette union. En 2014, ils ont eux-mêmes deux enfants chacun, faisant ainsi de Laure une quadruple grand-mère.

Enseignement

Tout en faisant son baccalauréat, Laure enseigne donc l’éducation physique à la polyvalente Anjou. Elle y sera dix ans professeure auprès des élèves du secondaire.

De 1984 à 1998, nous la retrouvons dans quelques écoles primaires, la première étant l’école Montmartre de Pointe-aux-Trembles et la dernière, l’école Cardinal-Léger de Ville d’Anjou. Chose certaine, Laure aime le changement: « Ça nous empêche de nous encroûter dans notre travail », affirmera-t-elle.

Épuisement

En 1996, l’infatigable Laure souffre bel et bien d’épuisement professionnel et doit cesser de travailler pendant plus d’un an. À ce moment-là, elle est responsable d’un programme de français intensif et d’immersion anglaise pour élèves particulièrement doués. Comme ceux-ci, Laure doit être à la hauteur. Il lui faut satisfaire aux exigences du programme, c’est-à-dire couvrir toute la matière en cinq mois, et répondre aux attentes des parents d’élèves. « J’étais jugée à la loupe », dira-t-elle dans un style imagé. La tâche se révèle donc très exigeante, mais Laure croit que la vie doit être vécue intensément. N’empêche qu’un jour, l’épuisement la rattrape.

« On lui a montré comment foncer dans la vie, écrira Serge, mais il lui est difficile d’y aller doucement, de ralentir. C’est tout ou rien. Comme je le dis de temps à autre: la pédale dans le plancher ou arrêtée complètement. »

15 septembre 1998

Nous sommes en septembre 1998, plus exactement le 15, à l’école Cardinal Léger de Ville d’Anjou. Laure a 47 ans. Après avoir connu l’arrêt de travail évoqué plus haut, elle est revenue progressivement à l’enseignement et en est, le 15 septembre, à sa troisième semaine depuis la rentrée. Toute fébrile, elle a repris le travail, « armée de quelques antidépresseurs afin de tenir le coup ». Nous reparlerons plus loin de ces antidépresseurs et sur le rôle qu’ils auraient pu tenir dans la cécité de Laure.

Titulaire d’une classe de 6ième année, Laure est assise à son bureau devant ses élèves quand tout bascule. Soudain, elle constate qu’elle a du mal à voir les crayons posés sur son bureau. Elle a beau se frotter les yeux, rien ne change. Levant alors les yeux, elle se rend compte qu’elle ne distingue plus ses élèves qu’à travers un nuage.

Ces derniers ne se doutent de rien, car ils attendent le son de la cloche pour s’en aller. Une fois seule, Laure quitte la classe puis, longeant le mur, descend au rez-de-chaussée et se rend chez le directeur. Ce dernier, nous l’imaginons sans peine, se montre pour le moins surpris et ne sait pas qu’il vient de perdre une enseignante. Une amie et collègue de travail amène alors Laure chez son médecin à Varennes.

Ses élèves, Laure ne les reverra jamais plus, ni qui que ce soit d’autre d’ailleurs. Ignorant qu’elle vient de plonger dans la cécité, elle met plutôt cela sur le compte d’un excès de fatigue, dû à une vie bien remplie: famille, travail, déplacements entre Varennes et Montréal, etc. Ce jour-là, un événement est venu chambouler sa vie mais, en route pour Varennes, Laure est loin de s’en douter.

Diagnostic

Se rappelant ce jour comme si c’était hier, Laure parlera de son médecin qu’elle se hâte de consulter et qui, inquiet, l’envoie dans une clinique d’ophtalmologie de Longueuil qui, à son tour, l’envoie d’urgence à l’hôpital Notre-Dame de Montréal. Bien qu’elle imagine le pire, elle fait tout pour garder le moral. Après tout, elle a traversé deux années difficiles et a repris un métier qu’elle aime beaucoup. L’important est de ne pas paniquer.

À l’hôpital, un spécialiste de la rétine va droit au but et lui annonce: « Vous êtes au début d’une longue et dure épreuve, vous allez complètement perdre la vue ». Et il l’invite à revenir deux semaines plus tard. Laure est atteinte d’une choriorétinite des deux yeux, une maladie dégénérative des pigments de l’œil qui l’a frappée d’une façon pour le moins fulgurante. Longtemps après, elle se permettra ce jeu de mots: « Je n’ai rien vu venir ».

Pourquoi ?

Pourquoi perdre ainsi la vue à 47 ans ? Laure se questionnera sur cette maladie venue sans crier gare. Comme l’on trouve dans sa famille deux personnes handicapées de la vue, est-ce une question d’hérédité ? A-t-elle été infectée par un virus qui a profité de l’aubaine, un système immunitaire affaibli depuis 1996 ? Une autre hypothèse soulevée concerne la prise d’antidépresseurs: peut-elle causer la cécité ? Par ailleurs, Laure dit avoir, en faisant du patin et du ski, subi plusieurs commotions cérébrales qui ont pu endommager le nerf optique. Pour la principale intéressée malheureusement, aucune de ces hypothèses ne peut être confirmée. Ce qui la « ronge petit à petit », voire l’obsède, c’est justement de ne pas connaître la cause exacte de sa maladie.

Deuils

La très énergique et expérimentée enseignante qu’était Laure dira avoir vécu en 1998 « une très grande leçon d’humilité ». Il lui faut d’abord faire le deuil de sa vision, assurément le plus difficile, puis de la mobilité et d’une vie jusque-là très active. Elle en ajoute un autre qui la surprend elle-même, mais ce n’est pas si étonnant après tout, celui de sa voiture. Cette autonomie à laquelle elle ne pensait pas, tellement elle lui semblait naturelle, il lui faudra batailler ferme pour la reconquérir, du moins en partie.

Passage à vide

L’autonomie, ce n’est pas pour tout de suite. Laure souffre plutôt d’être renvoyée chez elle, sans bouées auxquelles se cramponner. Elle dira plus tard que « frapper un mur, ça doit ressembler à ça ». Adieu les élèves, adieu les collègues.

Enfermée à la maison, elle pleure du matin au soir. Elle ne désire qu’une chose, s’effondrer dans un coin et ne plus bouger. Rester « dans son obscurité ». Toutefois, son mari et ses fils font preuve d’une extrême gentillesse envers elle, la soutiennent au moment où elle affiche une grande vulnérabilité.

Dans sa maison, Laure apprend à se déplacer dans le noir et fait quelques chutes. Résultat: « des bosses, des bleus, des dents cassées ». Un dur apprentissage pour une femme habituée à faire les choses rapidement et qui doit désormais ralentir.

Réadaptation

D’abord déboussolée, Laure va peu à peu sortir de sa torpeur grâce à une rencontre qui donnera à sa vie une nouvelle direction. Un jour, une ergothérapeute, dont le fils joue au hockey avec l’un de ses garçons, lui parle de l’Institut Nazareth et Louis-Braille (INLB). Laure entre en contact avec le centre de réadaptation. Voilà, le premier pas est franchi.

Une intervenante vient à Varennes et propose à Laure de réapprendre en quelque sorte à vivre le quotidien car, pour elle, « tout est à réapprendre ». Elle doit apprendre à s’orienter dans sa propre maison, mettre des points de repère sur ses électroménagers, manipuler des couteaux et autres objets courants. La barre est haute, disons-le, mais Laure retrouve le goût de vivre, de relever des défis. Elle veille surtout à ce que Serge ne devienne pas, par la force des choses, son aidant naturel, ce qui pourrait mettre en péril leur vie amoureuse. Pour Laure, l’aide doit donc provenir surtout de l’extérieur.

L’autonomie exige que l’on se déplace sans mettre sa vie en danger. Laure apprend donc à marcher avec une canne blanche, quitte au début à se mouvoir avec une certaine lenteur. La canne lui donne bientôt le goût de sortir de la maison afin de rencontrer des personnes vivant avec le même handicap. Or, il existe à Montréal le Regroupement des aveugles et amblyopes du Montréal métropolitain (RAAMM). Se déplacer seule s’avère risqué pour qui vient à peine de perdre la vue, mais Laure tient beaucoup à sortir de son isolement. Elle va donc se rendre au RAAMM en autobus et en métro, deux modes de transport qu’une automobiliste comme elle avait peu utilisés.

La marche

« Il n’y a pas de racines à nos pieds, ceux-ci sont faits pour se mouvoir. »

(David Le Breton)

Laure ressent de plus en plus le besoin de rencontrer d’autres femmes avec qui partager ce qu’elle vient de vivre. Toutefois, il n’y a de centre pour femmes « ou quelque chose de ressemblant » ni à Varennes ni à Boucherville. Toujours est-il que, deux ans après avoir perdu la vue, Laure devient membre d’un club de marche. Lui revient vite le goût de bouger et elle le fait en bonne compagnie.

Chemin des Sanctuaires

Un jour, une amie lui parle du Chemin des Sanctuaires, une marche de 375 kilomètres entre l’Oratoire Saint-Joseph et la basilique Sainte-Anne-de-Beaupré. Un trajet qui emprunte l’ancien « Chemin du Roy », rive nord du fleuve, où chaque église ou sanctuaire sert d’escale. Laure cède à la tentation, car il n’est pas question que ses peurs ne viennent « miner » ses projets. Elle s’entraîne donc un an, puis participe avec son accompagnatrice à l’édition 2001, à raison de 20 kilomètres par jour, et ce, pendant 18 jours. Elle a soif d’aventure, désire ardemment se sentir libre malgré tout, malgré sa cécité. « On va à l’essentiel », avouera-t-elle.

Saint-Jacques-de-Compostelle

La marcheuse s’impose un nouveau défi: le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, dans sa partie espagnole. Laure croit d’abord que c’est un rêve irréalisable pour une personne non-voyante, mais le coeur l’emporte sur la raison. Accompagnée de deux femmes qui, comme elle, sont dans la cinquantaine et ont les cheveux presque rasés, la voilà le 20 avril 2002 sur la « ligne de départ » pour Compostelle. Huit cents kilomètres de marche en 43 jours, peu importe le temps qu’il fait.

Laure affirmera que Compostelle a marqué le début de sa nouvelle vie. C’est de spiritualité qu’il est ici question. À la fin d’une journée de marche, elle médite dans les vieilles églises qui jalonnent le chemin. Croyant
qu’elle est une sainte en route pour Compostelle, des femmes cherchent souvent à la toucher. Étape par étape, le cheminement de Laure ressemble à un parcours initiatique. À mesure qu’elle progresse vers le lieu d’arrivée, elle sent la fatigue dans ses articulations, mais il lui faut trouver la force de continuer. Malgré l’épuisement, malgré les larmes, Laure en profite pour faire le point, le trait d’union entre son ancienne vie et sa nouvelle. Puis, c’est l’euphorie de l’arrivée, le bout de la route, alors qu’elle ne sent presque plus son corps. Elle demeure une semaine de plus à Compostelle, voulant baigner encore dans cette allégresse que connaissent bien ceux et celles qui ont achevé une aussi longue randonnée. Laure en parlera comme du plus beau voyage de sa vie.

Contact’L

Après Compostelle, retourner à Varennes déstabilise quelque peu Laure. Au début, elle cherche à s’isoler pour mieux préserver tout ce qu’elle a vécu en Europe. Elle trouve refuge dans une petite chapelle au cœur de sa ville pour y méditer à loisir. Toutefois, elle est de retour chez elle et le quotidien l’oblige à affronter la réalité.

Après une période de réflexion, Laure s’inscrit en 2003 à un baccalauréat en intervention psychosociale et études féministes donné à l’UQAM. Elle réalise alors à quel point elle est privilégiée si elle se compare à bien des femmes. C’est ce qui l’amène à s’impliquer dans sa communauté. Il n’existe pas dans la région d’organisme venant en aide aux femmes en détresse ? Qu’à cela ne tienne ! Équipée d’un ordinateur adapté, Laure fait une étude de marché et, appuyée par un groupe de collaboratrices, met sur pied à Varennes le centre pour femmes Contact’L. C’est dans une salle prêtée par le CLSC qu’une trentaine de femmes assistent à l’assemblée de fondation en septembre 2007. La présence au sein de Contact’L du « Comité femmes handicapées » fera en sorte que l’accessibilité des édifices de Varennes sera l’un des nombreux dossiers sur lesquels se penchera l’organisme. Plus de 300 femmes, handicapées ou non, sont membres de l’organisme en 2014. Laure se montre très fière d’avoir ainsi contribué à sortir de l’isolement « principalement des femmes aînées, des femmes handicapées et des femmes immigrantes » en leur fournissant un réseau d’entraide fiable, ce qu’elle-même aurait aimé trouver en 1998. Elle y est bénévole, ou « bénévole » pour reprendre son mot, et prétend n’avoir jamais été aussi heureuse.

« Elle est volontaire, affirme Serge. Le travail ne lui fait pas peur. Son charisme est évident et on ne peut que le constater dès son arrivée dans une salle. »

Vivre différemment

Laure va jusqu’à dire qu’avec le recul, elle juge sa seconde vie plus belle que sa première, sa vie de voyante. L’affirmation peut surprendre, mais rappelons-nous cette Laure d’hier, soucieuse d’efficacité et « intransigeante envers toute forme de lenteur ». Eh bien, il est fini le temps où elle se proposait pour organiser la moindre activité familiale. La cécité l’a forcée à vivre sur un autre rythme. Pourtant, nous apprend Serge, « elle a de la difficulté avec l’oisiveté, le calme plat, trop plat », de sorte que « vivre avec Laure, c’est chaque jour une aventure ». Se disant plus libre, elle recourt davantage à son imagination et sa créativité, aidée en cela par la lecture à quoi elle peut consacrer plus d’heures. Libérée des contraintes d’avant, elle continue, jour après jour, à avancer. Comme elle le faisait en 2002 sur le chemin de Compostelle.

Attention !

En terminant cette biographie, nous vous offrons une galerie de photos. Elle s’adresse aux parfaits voyants, aux semi-voyants, aux personnes conservant une vision modeste et aux aveugles. Il est un peu complexe de concevoir une galerie de photos pour une telle démographie. Voici donc le mode d’emploi :

Si vous avez l’usage de la vue et que vous utilisez une souris, il vous suffit de cliquer sur une photo, et alors, la galerie sera remplacée par une diapo grande format, où les photos se succéderont au rythme d’environ 5 secondes. Pour revenir à la galerie, cliquez sur l’icône X, en haut à droite.

Si vous disposez d’une vision modeste, si vous utilisez JAWS, si peut-être vous souhaitez faire une présentation à des amis voyants, alors suivez les consignes qui suivent. Chaque photo est agrémentée d’un LIEN GRAPHIQUE, visible et audible uniquement par les utilisateurs de JAWS. Faites ENTER sur ce LIEN GRAPHIQUE, et alors, la galerie sera remplacée par une diapo grande format, où les photos se succéderont au rythme d’environ 5 secondes. Pour revenir à la galerie, appuyez sur ÉCHAPPE.

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