« Le préjugé est une opinion sans jugement »
(Voltaire).
De Port-au-Prince à Montréal
Harry Pierre-Étienne naît à Port-au-Prince, capitale d’Haïti, le 26 janvier 1955, deux ans avant l’arrivée au pouvoir de François Duvalier. Il est le quatrième enfant d’une famille de six et sera le seul à devenir handicapé de la vue. Dans la « perle des Antilles », il vit une enfance et une adolescence normales. Il a 15 ans quand les choses se gâtent avec l’apparition du glaucome dans sa vie. En 1972, il a 17 ans et une vision réduite de moitié, il quitte Port-au-Prince et la dictature de Jean-Claude Duvalier, fils de François, et, après une courte escale à New York, vient retrouver un frère et une sœur à Montréal. En fait, il joint les rangs d’une communauté haïtienne qui, bien que vivant au nord de l’Amérique, a souvent les yeux tournés vers les Antilles.
Études secondaires
À l’automne 1973, nous retrouvons Harry à l’école Joseph-François-Perrault. Sa mauvaise vision et un manque total d’encadrement font en sorte que le jeune homme est loin d’avoir la vie facile. Toutefois, il n’a pas du tout le sentiment d’être rejeté par ses camarades. En décembre, le glaucome atteint son stade ultime : Harry perd complètement la vue et interrompt ses études. Le choc sera en quelque sorte adouci par l’attention dont va désormais l’entourer sa famille.
Canne blanche
L’Institut national canadien pour les aveugles (I.N.C.A.) lui fournit alors une canne blanche et lui dispense un cours de mobilité, cours d’une heure seulement, mais Harry est du type débrouillard. N’empêche que les premières sorties avec la canne ne se font pas sans quelques hésitations. Bien qu’il ne le voie pas, Harry doit affronter le regard des passagers de l’autobus braqués sur lui, du moins il le devine au curieux silence qui se fait lorsqu’il monte dans le véhicule. Toutefois, il mettra peu de temps à se débarrasser de ce sentiment de gêne. Devons-nous en conclure que le handicap est déjà une chose acceptée ? Le principal intéressé avouera dans une entrevue ne pas aimer le verbe « accepter ». Pourtant, il a dû composer avec la cécité pour aller de l’avant.
Institut Louis-Braille
Après avoir encore perdu une année scolaire, Harry entre en septembre 1974 à l’Institut Louis-Braille, une école pour garçons handicapés visuellement et logée rue Beauregard à Longueuil. Il dira plus tard avoir trouvé pour le moins ironique qu’une telle institution puisse être située dans une rue nommée « Beauregard » ! Eh bien, oui. Il y passera deux ans, d’abord comme pensionnaire durant la semaine, puis en tant qu’externe. Il y fait ses 3ième et 4ième années du secondaire. En plus d’y apprendre le braille, il reçoit une formation plus complète dans l’art de se déplacer. Il gardera un très bon souvenir de son séjour à Louis-Braille.
5ième secondaire
Mais que faire de sa vie après l’Institut quand on a une vingtaine d’années ? Chercher du travail ? Harry se demande si la personne aveugle qu’il est devenu sera en mesure de gagner sa vie comme tout le monde. Il hésite entre la massothérapie et la radio mais, après mûre réflexion, décide de poursuivre ses études. Il fait donc son 5ième secondaire à l’école régulière Georges-Vanier qui, chose rare, accepte des élèves handicapés. À défaut d’utiliser le braille qui, on s’en doute, est inconnu à Georges-Vanier, Harry recourt beaucoup aux cassettes. Parce qu’il a une facilité à entrer en contact avec les autres, il réussit à trouver des lecteurs bénévoles. Il se découvre une passion pour l’histoire dont nous reparlerons plus loin lorsque viendra le temps de choisir une université.
Cégep et prise de conscience
Alors qu’il termine son secondaire, il suffit de quelques lectures, par exemple la vie de Martin Luther King, et de quelques rencontres pour faire naître en lui une âme de militant. Ce qui le révolte d’abord, c’est la désespérante situation politique en Haïti. C’est donc un Harry choqué par les injustices commises dans son pays d’origine qui entreprend en 1977 ses études collégiales, option sciences humaines, au cégep Ahuntsic. Parce que le collège n’offre pas de services conçus expressément pour étudiants handicapés, Harry doit encore une fois se débrouiller avec les moyens du bord. D’un naturel affable, il peut ici aussi compter sur des lecteurs pour lui simplifier la vie. En 1979, il quitte le cégep avec un diplôme en poche.
Monde du travail
Restons encore quelques instants en 1979, plus précisément à l’été de cette année-là. Harry découvre véritablement le monde du travail et de belle façon en coordonnant le projet « Sports à la portée de tous ». À la tête d’une petite équipe de cinq personnes (c’est sa première expérience dans la gestion de personnel), il tente d’inciter Montréalais et Longueuillois à faire du sport. En la matière, lui-même prêchera par l’exemple et sera, entre autres, « ceinture noire » en judo, sport qu’il devait découvrir à l’Université de Montréal. Il fera même partie dans les années 90 du comité d’éthique de Judo Canada.
Études de droit
Accepté dans deux universités, chez l’une en histoire — son premier choix –, chez l’autre en droit, Harry fait preuve de pragmatisme. Il met de côté sa passion pour l’histoire et commence en 1980 à l’Université de Montréal un baccalauréat en droit qu’il achèvera en 1984. Pourquoi y avoir consacré quatre ans ? Harry dira plus tard avoir été « essoufflé », débordé par la somme de travail à accomplir, somme due en partie au manque de livres sonores disponibles. Durant les cours, il répète à voix basse dans son magnétophone les propos du professeur. Lors des examens, il exige de disposer des trois heures allouées aux autres, à la rigueur d’une demi-heure de plus. Au lieu d’un examen oral bâclé en trente minutes, il veut prendre le temps d’enregistrer ses réponses sur cassettes. Trouvant injuste de recevoir un traitement de faveur sous prétexte qu’il est handicapé visuellement, il ne souhaite rien de moins qu’une évaluation exacte de ses connaissances.
Lutte pour l’accessibilité
Il constate vite sur le campus un sérieux problème d’accessibilité au matériel pédagogique ainsi qu’aux différents pavillons. Il réussit à obtenir en 1982 une subvention dans le cadre du programme « Canada au travail » afin de sensibiliser la direction de l’Université et les professeurs au quotidien parfois difficile des étudiants handicapés. Il écrit donc de nombreux articles qu’il fait paraître dans les journaux publiés sur le campus.
Le bilan semble avoir été positif puisque, à la fin du projet, il est embauché par l’Université pour poursuivre le travail de sensibilisation à titre de conseiller technique. Il s’acquitte de cette tâche jusqu’en 1986. Signalons qu’il est membre fondateur de l’Association des étudiants handicapés de l’Université de Montréal. Enfin, c’est dans le cadre du projet qu’il rencontre une étudiante qui vient de terminer une maîtrise en sociologie et qui allait devenir sa compagne de vie et lui donner un fils.
École du Barreau
Il fréquente ensuite l’école du Barreau du Québec, dans le Vieux-Montréal, ce qui l’oblige à mémoriser un nouveau parcours. Mais rien ne semble faire peur à celui que l’homme d’âge mûr qualifiera de « fougueux ». Après avoir connu quelques problèmes avec le droit commercial et prolongé ainsi son séjour à l’École, il décroche en 1986 son diplôme : le voilà donc admis au Barreau à l’âge de 31 ans. Il lui reste néanmoins une étape à franchir: faire son stage et passer ainsi de la théorie à la pratique.
Le handicap comme barrière
Eh bien, ce stage de six mois, Harry va devoir se promener de bureau en bureau avant d’en trouver un où le faire. Lors des entrevues, on s’intéresse presque uniquement à son handicap au détriment de ses compétences. On le félicite bien sûr de sa persévérance, mais on ne l’engage pas. Il exige alors d’avoir une vraie entrevue, « comme tout le monde », ce qui lui est finalement accordé. « Les astres étaient bien placés », dira-t-il plus tard à la blague. Il fait son stage au palais de justice de Montréal où il devait faire carrière. Ici également, il doit se battre, cette fois pour avoir droit au même stage que les voyants, c’est-à-dire suivre un procureur pendant deux mois, puis se débrouiller seul. Il remporte une autre victoire. Il va mettre les bouchées doubles afin de faire aussi bien que ceux qui ont leurs deux yeux. Il apporte à la maison une trentaine de dossiers d’enquêtes préliminaires que va patiemment lui lire sa compagne et qu’il enregistre avec un Versabraille, un volumineux appareil de lecture et d’écriture braille qui emmagasine les informations sur cassettes. Harry affirmera devoir une fière chandelle à sa « tendre épouse » sans qui l’aventure aurait sans doute tourné court. On imagine aisément à quel point les journées du couple devaient être bien remplies si l’on ajoute qu’il y avait à la maison un bambin de 2 ans.
Avocat
À la fin de ce stage exigeant sur le plan physique, Harry est reçu officiellement avocat. Il est avocat tout court. Il refuse absolument d’être considéré comme un « aveugle avocat ». S’il faut lui coller une étiquette, on peut parler d’un avocat ayant un handicap visuel. Qu’il veuille bien nous pardonner d’insister, mais il est le premier avocat aveugle au Québec à plaider devant juge et jury.
Ce « malentendu » est né à la suite d’un article qui lui est consacré dans La Presse en 1986 alors qu’il est en train de faire son stage. Ayant ainsi acquis une certaine notoriété, il est courtisé par plusieurs magazines qu’il décide d’ignorer parce qu’il ne veut pas être présenté dans les médias comme un oiseau rare, voire une bête de cirque.
Congrès des avocats et juristes noirs
Harry étudie à l’école du Barreau quand il participe à la fondation du Congrès des avocats et juristes noirs du Québec qui cherchera à promouvoir les droits des minorités visibles et augmenter leur nombre dans la pratique même du droit. De 1996 à 1999, il assume d’ailleurs la présidence de l’organisme qui s’appelle dorénavant Association des avocats et notaires noirs du Québec (AANNQ).
Palais de justice de Montréal
En janvier 1987, Harry est embauché par le ministère de la Justice. Et c’est ainsi que maître Harry Pierre-Étienne, substitut du Procureur général, arpente les couloirs du palais de justice de Montréal et le fait si bien que ses collègues oublient parfois qu’il est aveugle. Il fait partie du paysage et s’en porte bien. De temps en temps, il se trouve encore quelqu’un pour s’étonner de la présence au palais d’un avocat aveugle, mais Harry ne s’en soucie guère. Quand il plaide devant juge et jury, il connaît bien ses dossiers et, si nécessaire, peut compter sur son preneur de notes, fidèle compagnon de travail.
Marc-André Péloquin, un collègue qui le connaît depuis 1986, déclare :
« Il doit traiter, à titre de plaideur, de nombreux dossiers qui demandent de solides connaissances juridiques et une grande capacité d’analyse ».
Marc-André ajoute :
« Harry aime à relever des défis et il le fait avec talent et détermination ».
Dans les moments d’incertitude, car il y en a parfois, Harry se répète une citation qui a la vertu de le calmer :
« Mieux vaut allumer une bougie que de maudire l’obscurité ».
Soirées d’information, conférences, radio
Avec les années, Harry prend le temps de mettre sur pied des activités qui se déroulent à l’extérieur du palais. En décembre 1996, comme président de l’AANNQ, il organise quelques soirées d’information où il aborde des thèmes juridiques touchant la communauté noire. De 1996 à 1998, il donne des conférences sur le racisme, l’immigration et les personnes handicapées. En 2002-2003, il coanime une série d’émissions de radio portant sur divers aspects du droit et destinées à un grand public.
Honneurs
La communauté haïtienne reconnaît le travail accompli par Harry en lui décernant en 1988 un prix d’excellence. En 1997, Harry le sportif reçoit un deuxième prix d’excellence, le prix Sylvio Cator, baptisé ainsi à la mémoire de cet athlète olympique haïtien. Un an plus tard, il est fait Citoyen d’honneur de la Ville de Montréal. Il a fait beaucoup de chemin le jeune homme qui, à la fin de son secondaire, prenait douloureusement conscience de ce qui se passait réellement en Haïti.
Assis dans son bureau du palais, un beau jour de septembre, Harry se dit heureux de la vie qu’il a vécue, de toutes ces années partagées avec sa femme et son fils, sans compter ses collègues.
« Il est doté, affirme son ami Marc-André, d’un excellent sens de l’humour et d’un dynamisme stimulant. C’est un camarade estimé par tous ceux et celles qui le côtoient. »
Un homme polyvalent
Harry raconte en riant avoir été pendant un an le coach d’une équipe de soccer dont faisait partie son fils et qui jouait sur une patinoire intérieure. À aucun moment, les enfants ne lui ont demandé comment lui, aveugle, ferait pour les diriger. Un hiver, le papa prend même le train avec fiston pour que celui-ci puisse faire du ski au mont Saint-Bruno.
« Bref, comme l’a écrit une journaliste, il fait tout ce que font les voyants, et plus encore, sauf conduire une voiture et jouer au tennis1. »
Notes
- Montgomery, Sue, Blind layer makes his case, dans The Gazette, 2 mai 2005. Traduit par l’auteur.[mks_separator style= »solid » height= »2″]
Attention !
En terminant cette biographie, nous vous offrons une galerie de photos. Elle s’adresse aux parfaits voyants, aux semi-voyants, aux personnes conservant une vision modeste et aux aveugles. Il est un peu complexe de concevoir une galerie de photos pour une telle démographie. Voici donc le mode d’emploi :
Si vous avez l’usage de la vue et que vous utilisez une souris, il vous suffit de cliquer sur une photo, et alors, la galerie sera remplacée par une diapo grande format, où les photos se succéderont au rythme d’environ 5 secondes. Pour revenir à la galerie, cliquez sur l’icône X, en haut à droite.
Si vous disposez d’une vision modeste, si vous utilisez JAWS, si peut-être vous souhaitez faire une présentation à des amis voyants, alors suivez les consignes qui suivent. Chaque photo est agrémentée d’un LIEN GRAPHIQUE, visible et audible uniquement par les utilisateurs de JAWS. Faites ENTER sur ce LIEN GRAPHIQUE, et alors, la galerie sera remplacée par une diapo grande format, où les photos se succéderont au rythme d’environ 5 secondes. Pour revenir à la galerie, appuyez sur ÉCHAPPE.
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