LABILLOIS, TONY, ou Comment profiter de la vie

Portrait de Tony Labillois. 2015

« Ce n’est pas assez de faire des pas qui doivent un jour conduire au but, chaque pas doit être lui-même un but en même temps qu’il nous porte en avant »

(Goethe).

Des Labillois vivent depuis le XIXe siècle au bord de la Baie-des-Chaleurs, en Gaspésie. Tony y vient au monde le 29 mars 1967. Quelques mois plus tard, ses parents Alain et Nadia ont un choc en apprenant que leur premier enfant a des cataractes congénitales et ne verra jamais comme les autres. Ils se dévouent pour que Tony puisse vivre une vie semblable à celles de toutes les autres personnes. Après avoir été hospitalisé à Montréal et souvent opéré à l’œil droit, mais sans succès, il vivra avec une vision d’environ 20 sur 400 dans son œil gauche. Ce sera pour lui une vision normale qui lui suffira pour mener une vie aux facettes multiples. Pas de braille, ni de canne blanche, ni de chien-guide pour lui, mais plutôt de la persévérance, de la débrouillardise et un ardent désir de vivre sa vie pleinement comme tout le monde. En raison d’un nystagmus découlant de ses cataractes, ses yeux bougent de façon désordonnée. Un jour, en France, une fillette lui dira : « Tes yeux sont rigolos », ce qu’il trouvera plutôt amusant. Il fait de la bicyclette, du patin à glace, du ski de fond et conduit une petite motoneige à 5 ans, une un peu plus grosse à l’adolescence.

Primaire

Dans la famille éloignée de Tony et dans le voisinage, on se demande ce qu’il pourra bien faire à l’école. Ses parents veulent le garder avec eux dans l’école de New Richmond, plutôt que de considérer l’envoyer à l’Institut Nazareth de Montréal, c’est-à-dire au bout du monde, parce qu’ils veulent le laisser voler de ses propres ailes. Michel Mathieu, l’ophtalmologiste de Tony, les encourage dans cette attitude. Ainsi, après sa maternelle qui s’est bien passée, il poursuit son primaire à l’École Le Bois-Vivant de New Richmond sans aucune de ce que nous appelons aujourd’hui des aides visuelles. Il s’assoit à l’avant de la classe, mais ne peut lire ce qui est écrit au tableau et doit donc porter une grande attention à ce que dit l’enseignante. Très tôt, il apprend donc à écouter et à retenir ce qu’il entend, développant ainsi sa mémoire. Sa faible vision fait qu’il est souvent le dernier à être choisi dans des sports d’équipe. Il dira s’être senti, dès la maternelle, différent des autres en étant traité de « yeux croches » ou en se faisant prendre ses camions.

Il se remémore néanmoins une enfance heureuse bercée par les parties de pêche et les nombreuses promenades en bateau, les beaux après-midis de baignade et de châteaux de sable à la plage. Il demeure grandement reconnaissant envers ses parents et son frère Justin, né en 1972 sans problème visuel. Leur appui, leurs encouragements et leur attitude positive fondée sur le dépassement de soi et la fierté des réussites de chacun ont permis à Tony de bien débuter et de poursuivre son parcours en regardant toujours plus loin.

Dès sa Ière année, il cherche à obtenir de très bonnes notes, une habitude qu’il conservera par la suite. « J’aimais ça, dit-il, avoir 10 sur 10 dans une dictée. »

Secondaire

Il est ensuite inscrit à l’école secondaire Antoine-Bernard de Carleton-sur-Mer, à une demi-heure d’autobus scolaire de la maison. Il fera le trajet chaque jour en tenant trop souvent pour acquise la beauté du paysage, mais, une fois devenu adulte, prendra encore davantage conscience de l’importance de la mer pour lui. « La mer, dira-t-il, fait partie de ma vie ». La Ière année du secondaire lui apparaît, selon son expression, comme « une grosse marche à franchir ». Il lui faut d’abord bien s’orienter dans une grande bâtisse très asymétrique et, toutes les cinquante minutes, trouver la bonne classe. Parce qu’il veut prouver qu’il est à sa place dans cette école, il obtient des notes de 90 % et plus, bref il veut absolument réussir. En 1981, il est en 2ième année du secondaire quand il réussit à convaincre ses parents de lui acheter son premier ordinateur. Les yeux rivés sur l’écran, il apprend par lui-même l’informatique, notamment la programmation. Plus tard, il sera d’ailleurs durant quatre étés programmeur à l’usine de pâte et papier Stone Consolidated de New Richmond. Coresponsable à l’école du local de l’ordinateur, il en explique les rudiments aux élèves. Nous sommes loin de la souris, de la synthèse vocale et d’Internet. Membre également de l’équipe « Génies en herbe » de son école, il participe à des tournois où il utilise plus ses oreilles que ses yeux. Il dira quand même avoir été un élève effacé à qui on ne pense pas pour occuper telle ou telle fonction. À la fin du secondaire, il reçoit pourtant une plaque qui lui est décernée par les élèves en raison de la détermination dont il a fait preuve. Une autre surprise l’attend ainsi que nous le verrons plus loin.

Une rencontre

C’est au secondaire qu’un autre Labillois, Daniel celui-là, futur professeur-chercheur à Carleton-sur-Mer, fait la connaissance de celui qui allait devenir un grand ami. Il apporte ici un premier témoignage :

« D’entrée de jeu, dit-il, je dois préciser que nous avons le même ancêtre à la sixième génération. Lorsque nous étions plus jeunes, Tony était différent certes, mais il n’a jamais eu d’exigences particulières, ce qui nous faisait souvent oublier sa situation. Par exemple, il n’a jamais demandé à être exempté des cours d’éducation physique. »

Daniel et Tony montent avec deux autres amies un projet d’Expo-sciences sur le cerveau et la cellule nerveuse qui les mène à la finale provinciale à Trois-Rivières en 1984.

Prix Tony Labillois

Tony, « le p’tit gars tranquille dans son coin », achève son secondaire lorsque, en 1984,  la direction de son école et ses professeurs créent un prix perpétuel qui porte son nom et se présente sous la forme d’une plaque sculptée à la main. Par ce prix, l’on veut récompenser des finissants ayant eu de très bonnes notes en dépit de difficultés sur le plan physique, psychologique ou social. Tony en est bien sûr le premier récipiendaire et sa perception du handicap en sera transformée.

« Cet honneur grandement mérité, écrit Daniel, laisse une marque indélébile de son passage au secondaire. »

Et qu’en pense le Tony d’aujourd’hui ?

« Je contribue à ce prix, dit-il, chaque fois qu’il est remis en doublant la bourse offerte par l’école, en rédigeant un message personnalisé pour le récipiendaire et en envoyant un représentant ou en allant moi-même remettre le prix.»

Sciences pures et appliquées

Après avoir travaillé l’été de 1984 à la Ville de New Richmond (balayer les rues, vider les poubelles, tondre les gazons, etc.), Tony quitte sa chère Gaspésie et déménage à Cap-Rouge afin d’y faire ses études collégiales au Campus Notre-Dame-de-Foy, en sciences pures et appliquées, ou sciences de la nature comme on les nommera plus tard. « C’est la première fois de ma vie, dira-t-il, que je ne vis aucune discrimination.» Il arrive avec plusieurs de ses meilleurs amis d’origine gaspésienne et se fait plein d’autres amis (et amies!) d’un peu partout qui sont souvent comme lui logés à la résidence pour étudiants. Ils auront beaucoup de plaisir à se côtoyer tout en s’ennuyant de leur coin de pays. Pour voir ce que les professeurs écrivent au tableau, texte ou formules mathématiques, Tony se sert maintenant d’un petit télescope, utile également pour lire aussi bien un numéro d’autobus ou de porte que la légende d’une photo. Au laboratoire de chimie, son ami Guy ou son ami Éric lit les indications, inscrites par exemple sur un thermomètre, avant que Tony ne procède à l’expérience au programme dont le professeur le sait capable de toute façon. Il remporte le prix « Effort académique en sciences pures et appliquées » et s’amuse au maximum. Il fait beaucoup parler de lui au cégep et dans la Baie-des-Chaleurs en achetant sa première auto, que son ami Raynard et ses autres amis conduisent, et en obtenant une place de stationnement au cégep. Il s’offre aussi un tour du Québec à la fin du collégial avec son ami Guy.

À ce sujet, laissons de nouveau la parole à Daniel Labillois :

« Posséder une auto, dit-il, tout en sachant qu’on ne la conduira jamais représente un autre exemple d’adaptation que Tony a dû faire. Il suit de près le développement de la voiture sans conducteur de Google pour enfin pouvoir se déplacer seul. Première destination, aller chercher seul des fleurs pour sa conjointe ! »

Statistique

Mais revenons au cégep pour y voir Tony terminer ses études après deux années qu’il qualifie de « merveilleuses » et suivons-le à l’Université Laval de Québec. Il y arrive plus riche de 4000 $ grâce à une bourse de la Stone Consolidated soulignant ses résultats scolaires au cégep. Sa vision l’oblige à faire preuve de pragmatisme: il oublie le génie mécanique ou la microbiologie pour choisir plutôt la statistique.

Il préfère ne pas étudier en informatique parce que celle-ci est presque devenue une obsession et qu’il veut s’en détacher quelque peu.

« Je l’ai accompagné à son inscription, raconte Daniel. Après avoir récupéré son horaire, nous avons fait le tour de ses locaux et il mémorisait le nombre de pas afin de pouvoir se localiser. »

Tony juge la statistique comme une discipline extrêmement difficile. Pourtant, elle lui permettra bientôt d’entreprendre une carrière fructueuse. En deuxième année universitaire, il quitte sa chambre à la résidence, découvre la vie en appartement avec des colocataires et apprend à faire des compromis. C’est à ce moment dans sa vie qu’il rencontre une étudiante de Montréal prénommée France qui deviendra sa compagne.

Statistique Canada

Avant même de décrocher son diplôme de l’Université Laval au printemps 1989, Tony est recruté par Statistique Canada et accepte de s’éloigner davantage de la Gaspésie pour travailler à Ottawa où ses parents l’aident à trouver un appartement, acheter des meubles, etc. Quant à France, elle vit toujours à Montréal où il lui reste deux ans à étudier. Comme s’il parlait des temps anciens, Tony raconte :

« On est à l’époque, où on s’écrit des lettres avec des timbres ».

À peine arrivé dans son bureau qui, à son grand plaisir, compte une fenêtre, il reçoit un cartable de quatre pouces d’épaisseur qui contient un seul article en français ! Il a donc tout intérêt à vite améliorer sa connaissance de l’anglais, ce qui va l’aider à se faire des amis.

Embauché à titre de méthodologiste d’enquêtes, il se prend au jeu et se trouve encore là après 25 ans. Il occupe divers postes avant d’être promu gestionnaire en 1997, puis directeur adjoint en 2000. Peu importe le secteur où il est affecté, il conduit ses équipes à des résultats innovateurs. « Je suis très exigeant envers moi-même et les autres », affirme-t-il. Tony participe à des conférences nationales et internationales dans son domaine, contribue à en organiser et y présente des communications. Il privilégie une vie personnelle et professionnelle bien remplie, l’apprentissage continu, la contribution en équipe, s’implique activement dans les divers comités de gestion de Statistique Canada et dans les comités interministériels auxquels il participe. En 2002, à la demande d’un sous-ministre adjoint, il devient, selon la terminologie de la maison, le « Champion » des personnes handicapées qui travaillent à Statistique Canada. Il découvre d’abord qu’il ignore tout de leur situation et ne connaît au fond que la sienne. Eh bien, force est d’admettre qu’il s’en tire pas mal puisqu’il obtient en 2007 une Prime de mérite et un témoignage de reconnaissance. Comme Champion, il est un agent de liaison entre les employés handicapés et la direction du bureau afin de dégager les priorités et les enjeux, de préparer un plan d’action et d’instaurer des mesures concrètes, cela en vue de faciliter l’intégration à son milieu de travail des personnes vivant avec un handicap. Celles-ci, selon Tony, doivent aussi faire preuve d’ouverture et ne pas hésiter à faire savoir leurs besoins en conservant une attitude constructive.

Entre autres récompenses

Entre autres récompenses, Tony reçoit en 2012 une Médaille du Jubilé de Diamant de la Reine Élizabeth II pour souligner son leadership et le travail accompli afin de promouvoir la diversité au sein de Statistique Canada. Selon Tony, l’organisme est reconnu depuis longtemps comme un employeur chef de file en matière de diversité. Tony partage les stratégies de Statistique Canada avec de nombreux autres ministères et organismes à Ottawa, à Montréal et même jusqu’à une conférence à Strasbourg en 2006. En février 2015, il présente pour la seconde fois son parcours personnel et professionnel lors d’une conférence dans un autre ministère.

Tony le sportif

Deux ou trois fois par semaine depuis plus d’une dizaine d’années, il court le midi au bord de la rivière des Outaouais. Mais cela n’est rien pour lui qui conduit un vélo et qui conduisait une mobylette pendant quelques étés de son adolescence. D’ailleurs, il avoue aimer « essayer des activités à sensations intenses ». Il a fait du rafting avec son équipe de travail, conduit un traîneau à chiens avec sa fille comme passagère, s’est baladé en montgolfière pour fêter les 60 ans de son père, fait une descente de bobsleigh à Lake Placid, État de New York, et pratiqué le ski nautique sur une seule planche !

« J’espère un jour, dit-il, trouver des gens pour essayer le parachutisme et le deltaplane en tandem. »

Il en a glissé un mot à son ami Daniel, mais celui-ci remet constamment la chose à plus tard…

Mari, père, photographe…

Habitant Ottawa depuis 1989, Tony est rejoint par France en 1991 et le couple achète une maison du côté de Gatineau, pas trop loin du centre-ville d’Ottawa. Une maison neuve afin que Tony et France n’aient pas à y faire de rénovation au début. Mais avoir une maison exige de Tony qu’il déblaie l’entrée avec la souffleuse, tonde le gazon, répare de petites choses… La collaboration et la complémentarité assurent le succès du quotidien.

Sa fille Amélie  naît en 1996 et elle voit tout, même les montgolfières colorées au loin dans le ciel, au grand bonheur de Tony.

« Je suis fier de ma fille, déclare un Tony très ému. La paternité a été pour moi une grande joie. Elle et moi, on a une relation fantastique. »

Il est très présent pour elle et l’encourage constamment dans tout ce qu’elle fait. Il a même fait partie du conseil d’administration de l’Association des parents du Collège Saint-Alexandre de la Gatineau pendant les 5 années d’études secondaires d’Amélie.

Quand Tony n’est pas assis à son bureau de Statistique Canada, il pratique la photographie en recherchant les couleurs vives et les moments précieux, comme dans les Caraïbes, à Las Vegas, aux îles Fidji ou dans son quotidien. Il cuisine avec une prédilection pour les desserts et le barbecue ou voyage souvent à travers le monde, seul ou avec France et Amélie, en planifiant le tout de a à z, aidé par Google, TripAdvisor et plein d’autres sources.

Un champ de blé

« Il y a très longtemps, raconte Daniel Labillois, j’avais demandé à Tony : Si tu pouvais voir parfaitement, ne serait-ce qu’un moment, qu’aimerais-tu voir ? » Il m’avait répondu qu’il souhaiterait voir le vent faire danser un champ de blé doré à l’automne . Depuis ce jour, je ne vois plus ni la vie ni les champs de la même façon l’automne. »

Après tout ce qui précède, on ne sera pas surpris de ce qui suit :

« J’ai appris, affirme le principal intéressé, à ne jamais m’apitoyer sur mon sort. »

Et, en guise de conclusion, il cite le vieil adage:

« Aide-toi et le ciel t’aidera… »

Attention !

En terminant cette biographie, nous vous offrons une galerie de photos. Elle s’adresse aux parfaits voyants, aux semi-voyants, aux personnes conservant une vision modeste et aux aveugles. Il est un peu complexe de concevoir une galerie de photos pour une telle démographie. Voici donc le mode d’emploi :

Si vous avez l’usage de la vue et que vous utilisez une souris, il vous suffit de cliquer sur une photo, et alors, la galerie sera remplacée par une diapo grande format, où les photos se succéderont au rythme d’environ 5 secondes. Pour revenir à la galerie, cliquez sur l’icône X, en haut à droite.

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