« C’est à Natashquan
Que le temps s’arrête
C’est à Natashquan
Que le temps m’attend… »
(Gilles Vigneault).
Bernard Landry est un enfant de la Côte-Nord, plus exactement du village de Natashquan où il naît le 21 juin 1953. Relié depuis 1996 à la route 138, Natashquan, qui signifie « là où l’on chasse l’ours », se trouve à 7 kilomètres d’un village innu. Premiers habitants de l’endroit, les Innus font partie avec les Acadiens de Natashquan de ce que l’on a surnommé l’Innucadie.
Deux handicaps
Deux handicaps, oui, voilà ce dont hérite Bernard à sa naissance : une déficience visuelle et auditive. Il est en effet atteint d’une rétinite pigmentaire associée au syndrome de Usher. Premier d’une famille de six enfants, il aura deux frères et trois soeurs, mais il sera le seul à être handicapé, ce qui lui vaudra d’être surprotégé par ses parents. Malgré tout, il dira avoir vécu une enfance assez sereine à Natashquan, face au golfe du Saint-Laurent. Très tôt, il se sent néanmoins différent des autres enfants.
École
Copropriétaires d’un magasin général, ses parents font venir de la ville une prothèse auditive, en fait un petit boîtier muni d’un fil, après que Bernard a passé un examen d’audition à Québec. Le jeune garçon porte la prothèse dès la reprise de sa première année du primaire, ce qui va l’aider à surmonter sa surdité. Il fréquente l’école de Natashquan jusqu’à la première année du secondaire. Il passera les trois années suivantes dans un pensionnat de Havre-Saint-Pierre, à 150 kilomètres de la maison familiale. L’hiver, ce jeune handicapé de la vue joue au hockey comme… gardien de but parce que, selon lui, c’est bon pour les réflexes et la vision.
Nous reviendrons plus loin sur le sport qui occupera une bonne place dans sa vie. Durant son adolescence, puis dans la vingtaine, il aime beaucoup dessiner et peut évaluer lui-même le résultat de son travail, car son résidu visuel le lui permet.
Dessin industriel
Après Havre-Saint-Pierre, il fréquente deux ans la polyvalente de Rimouski pour y étudier le dessin industriel. Ces deux années passées dans le Bas-Saint-Laurent n’auront pas de suites, la vie en décidant autrement. Durant cette période, il s’inscrit à des cours de karaté qui exigent d’avoir de bons réflexes. « Cela a été, affirmera-t-il, un bienfait d’essayer de garder les yeux actifs. »
Il avouera n’avoir subi aucune vexation de la part des autres élèves. De toute façon, c’est un garçon débrouillard qui ne s’en laisse pas imposer. Il peut encore lire sans aides visuelles et se déplacer assez bien le jour. La canne blanche apparaîtra dans sa vie en 2010 seulement et il aura dépassé alors la cinquantaine.
Construction et comptabilité
L’été, nous le retrouvons homme à tout faire dans la construction, partout en Minganie et sur la Basse-Côte-Nord, ce qui constitue pour lui une occasion d’améliorer son anglais. En 1976, il interrompt temporairement ses études pour s’occuper de la comptabilité au magasin familial. Au début des années 80, il profite d’un programme fédéral pour suivre à Québec un cours intensif de six mois en comptabilité. Il loge chez l’un de ses frères mais, une fois le cours terminé, il refuse de prolonger son séjour à Québec. Pourquoi ? Tout simplement parce que, parallèlement à son travail au magasin général, il a développé un très fort sentiment d’appartenance envers le coin de pays qui l’a vu naître.
Débuts d’une passion
C’est en effet à partir de 1978 que Bernard commence à s’intéresser à l’histoire et au patrimoine culturel de Natashquan, et il débute par la généalogie de sa propre famille. L’abondance de la matière fait que cet intérêt devient vite une passion qui lui fera tout apprendre par lui-même, en autodidacte. Lui qui a le jour la tête dans les chiffres va, durant ses loisirs, se faire recherchiste, historien, écrivain, collectionneur, conservateur et rédacteur, rien de moins. Mais cet autodidacte saura s’entourer de professionnels.
Journal de bord
En 1980, il fait circuler un Journal de bord, écrit à la main et dans lequel les habitants de Natashquan sont invités à raconter leur vie. En 2014, ce journal en est à son cinquième cahier, inédit lui aussi. Plus de 150 personnes ont participé jusqu’ici à l’aventure, dont Gilles Vigneault qui a transcrit, dans le premier opus, sa chanson Les gens de mon pays. Bernard compte remettre un jour, en cinq exemplaires, la somme de ces témoignages à la bibliothèque de Natashquan.
Depuis 1983, il organise également plusieurs expositions thématiques sur l’histoire de son village. Sa vision centrale lui permet de choisir lui-même les photos qu’il présente aux visiteurs.
Anne Lapierre
Bernard est âgé de 30 ans lorsque, en 1983, il rencontre Anne Lapierre, originaire de Baie-Trinité, aussi sur la Côte-Nord. Anne deviendra sa femme en 1986. Il va partager avec elle non seulement sa vie, mais également ses nombreuses activités. Ils vont habiter Natashquan jusqu’en 1990.
Sport
Être doublement handicapé n’empêche nullement Bernard de faire beaucoup de sport. De 1983 à 1986, il participe quatre fois au Marathon international de Montréal. Il pratique la marche, le canot et la natation. La natation à Natashquan, vraiment ? Eh bien, oui, grâce à la baie de ce village où l’eau est propice à la baignade, chose pour le moins étonnante à cette latitude !
Accident
En 1986, assis dans un véhicule à trois roues, il se blesse à une jambe quand celle-ci vient heurter le garde-fou du pont qui enjambe la rivière Petite-Natashquan, au centre du village. Bernard s’en tire sans trop de mal, mais la douleur est assez lancinante pour qu’il s’impose une physiothérapie de son invention. Autodidacte toujours…
Bien que convalescent et contraint de boiter, il continue, grâce à de nombreux collaborateurs, à amasser des documents sur son cher Natashquan.
Baie-Comeau
Le couple emménage en 1990 dans une maison de Baie-Comeau. La ville possède un hôpital où va travailler Anne qui est infirmière. Bernard, pour sa part, trouve un emploi dans le domaine des assurances générales. Il passe quatre ans et demi chez un courtier indépendant, puis se retrouve en chômage lorsque ce dernier vend sa compagnie.
À ce moment-là, Bernard est déclaré semi-voyant, c’est-à-dire aveugle au sens de la loi. Il utilise une télévisionneuse et voit ce qui apparaît à l’écran de son ordinateur. L’image s’affiche en couleurs contrastées et le repérage en est d’autant facilité. Pour un infatigable chercheur de trésors comme lui, Internet est « un vrai bijou ».
Historien à plein temps
Que faire maintenant qu’il est libre ? Bernard décide alors de consacrer tout son temps à ce qui le passionne depuis vingt ans. Ce sera surtout du bénévolat, mais il obtiendra parfois de petits contrats de particuliers locaux, de la municipalité de Natashquan ou du gouvernement. Il poursuit ses recherches, inlassablement, publie des articles dans la Revue d’histoire de la Côte-Nord et Le Portageur, le journal local de Natashquan, siège au conseil d’administration d’organismes comme la Société historique de la Côte-Nord, etc.
Lors de voyages à travers le Canada, aux États-Unis ou en Europe, il visite des musées dont il s’inspire pour ses propres expositions. Il va seul à Natashquan quand il a un chauffeur ou en autobus, même si celui-ci ne se rend pas jusqu’au village.
Le Bord du Cap
Encouragé par ses proches, Bernard fonde en 1998 le Centre d’interprétation Le Bord du Cap afin de sauvegarder et mettre en valeur le riche patrimoine de Natashquan. Avec l’aide de sa famille et d’amis, il réaménage entièrement un ancien entrepôt en un magasin général d’époque et une salle d’exposition où il présente chaque été ses découvertes à un public qui augmentera avec les années. « L’arrivée de la route 138 dans ce coin éloigné du Québec, écrira Bernard, signifiait une augmentation appréciable du nombre de visiteurs, d’où la pertinence d’une attraction touristique d’envergure. »
Son ami Guy Côté, qui le connaît depuis plus de vingt ans, parlera de « persévérance », de « passion », d’un projet « porté à bout de bras » et mis sur pied après moult demandes de subventions qui, par ricochet, permettent à Bernard de donner des emplois d’été à des étudiants. Bref, selon Guy, c’est un « superbe produit ». « Bernard, ajoute Guy, en a défouraché un coup, comme son petit cousin Gilles Vigneault le lui a fait remarquer un jour où il le visitait à ce centre d’interprétation sur l’histoire des siens. »
La ténacité de Bernard porte fruit. En 2003, au 18ième Gala des Grands Prix du Tourisme québécois de la région de Duplessis, le Centre d’interprétation Le Bord du Cap est Lauréat régional dans la catégorie « Attraction touristique — de 100 000 visiteurs ». Le centre d’interprétation réalisera le même exploit en 2006 lors du 21ième Gala. Et ce n’est pas tout. En 2008, Bernard se voit attribuer le prix de « La personnalité touristique de l’année » sur la Côte-Nord.
Télévision
La télévision, voilà une autre façon pour Bernard de faire connaître Natashquan. En 2001, il collabore à la série Attendez que je vous raconte, deux courts documentaires produits par Télé-Québec et dont l’un porte sur l’interprétation de la mi-carême par Bérangère Landry, cousine de Bernard. Trois ans plus tard, il participe à une série de vingt-six émissions intitulée Cœurs batailleurs et animée par Zachary Richard. La série tisse un lien privilégié entre Acadiens et Cajuns contemporains. À la surprise de Bernard, une émission lui est consacrée et s’appelle tout simplement Le Natashquan de Bernard Landry.
Livres
Notre chercheur ne se contente pas d’écrire des articles, il est le coauteur de deux livres. À l’occasion des fêtes du 150ième anniversaire du village en 2005, il assiste au lancement du livre qu’il a rédigé avec Pierre Frenette, Natashquan… le goût du large, un ouvrage dont Gilles Vigneault, l’éditeur, a écrit le préambule. En 2010, autre lancement, cette fois d’un livre écrit en collaboration avec l’anthropologue Paul Charest et qui porte le titre suivant: Marchands, pêcheurs et chasseurs-trappeurs acadiens et innus de Natashquan 1855-1950. Ce sont des oeuvres qui traduisent le souci du détail juste de la part des auteurs.
Bernard a beaucoup fait travailler ses yeux, mais la recherche est à ce prix.« Je conserve, dira-t-il, mon énergie visuelle pour les papiers d’archives». Heureusement pour Bernard, l’ordinateur fait le reste.
Honneurs
Son travail acharné comme « gardien de la mémoire collective » lui vaut d’autres prix qu’il reçoit d’ailleurs avec plaisir.
« Son œuvre, selon l’Association touristique de Duplessis, contribue à faire rayonner la région touristique de Duplessis à l’échelle provinciale.»
En plus d’être récompensé pour le Centre d’interprétation Le Bord du Cap, Bernard est intronisé en 2010 à l’Ordre du Mérite nord-côtier pour son dévouement envers la communauté de la Côte-Nord. La cérémonie se déroule à Sept-Îles où Bernard ira peut-être s’établir un jour.
Toujours en 2010, une autre récompense doit le toucher particulièrement, car elle est liée à son handicap visuel: le prix de la Fierté. L’IRDPQ décerne en effet le titre d’ambassadeur à Bernard Landry qui, par ses réalisations, « est une source de motivation, d’inspiration et de fierté.»
Le coeur à Natashquan
« Ce cher Bernard, affirme Guy Côté, mérite bien d’être reconnu par ses pairs. » Cette reconnaissance que lui témoigne la communauté de la Côte-Nord a de quoi encourager notre historien natashquanais à poursuivre dans la voie qu’il a empruntée il y a presque quarante ans. Oui, la passion l’anime toujours et ce ne sont certes pas les projets qui manquent. « Lâchons pas! », dirait sûrement le principal intéressé. Sa vision n’est plus ce qu’elle était, mais Bernard conserve bien gravé en lui le paysage entourant Natashquan, c’est-à-dire, ainsi qu’il le dit lui-même: « la toundra et la forêt à l’infini en arrière, l’eau à l’infini en avant.»
Après ce qui précède, le lecteur aura déjà compris que, si le corps de Bernard se trouve à Baie-Comeau, son coeur, lui, est à Natashquan, là où « le temps s’arrête », comme l’a écrit Vigneault, un autre natif du village.
Attention !
En terminant cette biographie, nous vous offrons une galerie de photos. Elle s’adresse aux parfaits voyants, aux semi-voyants, aux personnes conservant une vision modeste et aux aveugles. Il est un peu complexe de concevoir une galerie de photos pour une telle démographie. Voici donc le mode d’emploi :
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