LAROSE, JACQUES, ou De Saint-Césaire à Paris

Portrait de Jacques Larose. 2014

« On hérite de bien des choses (de la cécité, par exemple), mais on n’hérite pas du courage »

(Jorge Luis Borges, poète argentin aveugle).

L’Union nationale de Maurice Duplessis est au pouvoir depuis deux ans quand Jacques Larose naît le 3 mai 1938, le 4 selon sa mère — l’acte de naissance indique le 3 — à Saint-Césaire, en Montérégie. Il aura sept frères et sœurs, mais sera le seul à avoir un handicap visuel. Son père est forgeron, comme son grand-père avant lui. Toutefois, le métier va évoluer, les chevaux à ferrer se faisant de plus en plus rares au profit des automobiles.

Jacques a environ 2 ans quand sa mère remarque quelque chose de curieux chez son bambin : il passe la main par terre pour trouver des épingles qui y sont tombées. En quinze jours, Jacques perd complètement la vue, probablement à cause d’une méningite bâtarde, comme on disait à l’époque; en tout cas, c’est ce qu’il
affirme lors de l’entrevue. Il a la chance d’avoir des frères et des sœurs avec qui il vit une enfance quasi normale, sans se sentir surprotégé. Il profite aussi de la présence à la maison du grand-père qui lui apprend à manier des outils. Sa mère, institutrice avant son mariage, commence son instruction et, à défaut de l’envoyer dans une école régulière, l’inscrit à 8 ans à l’Institut Nazareth de Montréal où les garçons handicapés de la vue sont admis généralement jusqu’à l’âge de 12 ans et renvoyés chez eux par la suite, faute d’être accueillis ailleurs.

Institut Nazareth, braille et musique

Voilà donc notre Jacques pensionnaire. Encore aujourd’hui, il se rappelle ne pas avoir apprécié la nourriture qu’on lui servait. Ah ! qu’elle était bonne la cuisine de maman ! Heureusement, il aime bien l’école. La première chose qu’il y découvre, c’est le braille qui lui permet d’assouvir sa passion de la lecture. Une autre belle découverte est la musique qu’il enseignera plus tard et dont nous reparlerons au chapitre suivant. On lui demande parfois de parrainer des garçons plus jeunes qui ont du mal à faire leur lit ou à s’habiller correctement. D’un naturel conciliant, il observe les règlements et ainsi ne s’attire pas d’ennuis. Il étudie exceptionnellement à l’Institut jusqu’à la fin de la 9ième année, en 1953, tout en habitant dans une rue au sud du terrain des Sœurs Grises. L’une des deux petites filles du couple chez qui il a pris pension le guide de la rue Garnier jusqu’à un chêne de la rue Jarry et, de là, il marche seul en effleurant de la main une clôture qui le conduit directement dans la cour arrière de l’Institut Nazareth. Notons que Jacques effectue ce trajet sans canne blanche.

Il gardera un bon souvenir de sa vie au pensionnat. Il avouera ne pas être un grand partisan de l’intégration et avoir plus appris à Nazareth qu’il n’aurait pu le faire dans une école régulière. À ce sujet, Nicole Trudeau (voir sa biographie) en arrive à la même conclusion.

Institut Louis-Braille: musique toujours

En 1953, pour sa 10ième année, Jacques entre à l’Institut Louis-Braille, situé à Westmount et géré par les Clercs de Saint-Viateur. Il est contraint d’améliorer son anglais pour faciliter ses allées et venues dans le centre-ville. À Louis-Braille, il obtient en 1957 son diplôme de 12ième année. Il va surtout y poursuivre des études musicales commencées en 1946 à l’Institut Nazareth, qui jouit à ce moment-là d’une très grande notoriété dans le monde musical québécois. Exception faite de son excellente formation scolaire, l’Institut Louis-Braille, quant à lui, est davantage reconnu pour ses cours d’accordage et de réparation de piano. Tel Louis Braille un siècle auparavant, Jacques devient un excellent organiste. Il remporte des prix et décroche même une bourse du gouvernement pour aller étudier en Europe.

Études musicales à Paris

Nous sommes en 1960. L’Europe, c’est d’abord la France et l’Institut national des jeunes aveugles de Paris. Selon Jacques, c’était le meilleur endroit où apprendre à enseigner la musique, et ce, avec des professeurs aveugles. Il reçoit en particulier une formation d’organiste d’église qu’il mettra en pratique plus tard à Longueuil. Il aimera beaucoup ses trois années à Paris et en reviendra avec des premiers prix d’harmonie et d’histoire de la musique. Il quitte l’Institut en 1963 avec un Certificat d’aptitude à l’enseignement musical. Jacques profite également de son séjour en France pour se rendre dans quelques pays voisins, dont l’Italie où il passe trois semaines en 1961.

Déplacements

Comment ce jeune homme aveugle de 22 ans, natif de Saint-Césaire, se déplace-t-il dans Paris et ailleurs ? Bien qu’il n’ait jamais eu de cours de mobilité, il va là où il veut aller, y compris dans le métro, et fait preuve d’une grande autonomie, du moins l’affirmera-t-il longtemps après. Chose étonnante, il utilise alors une mince canne blanche d’une longueur d’à peine trente-neuf pouces, ce qui ne correspond pas aux normes actuelles. C’est en se déplaçant avec cette canne qu’il est victime d’un accident le 11 février 1962.

Accident et mariage

Le 11 février 1962 donc, en banlieue de Paris, survient un événement qui va changer la vie de Jacques. Renversé par un minibus, il est transporté à l’hôpital de Saint-Germain-en-Laye d’où il sort avec le bras droit plâtré, et ce, pour les neuf mois à venir. Avoir un bras cassé constitue, on s’en doute, une vraie catastrophe pour un musicien. À l’hôpital, il est soigné par une infirmière prénommée Ginette qui est touchée par son histoire. Quinze jours après être revenu chez lui, à Paris, Jacques reçoit une lettre de Ginette, lui écrit à son tour et, l’ascenseur de son immeuble étant en panne, descend neuf étages pour poster sa réponse. Jacques et Ginette se revoient, se fiancent à Noël et se marient en juillet de l’année suivante. C’est le début d’une aventure qui se poursuit depuis plus d’un demi-siècle. Laissons Jacques nous conter la chose.

« Quand j’ai rencontré Ginette, infirmière à l’hôpital de Saint-Germain-en-Laye, sa voix m’a énormément plu. Elle a été la seule à insister sur le fait que, malgré ma main et mon bras droit dans le plâtre, je pouvais encore utiliser le bras et la main gauches. Je me suis dit alors : C’est celle qu’il me faut. »

Retour au Québec et enseignement

Jacques est fiancé quand, en mars 1963, le père Wilfrid Laurier, directeur de l’Institut Louis-Braille, vient à Paris, le rencontre et lui confirme son engagement comme professeur à son école. À la fin de l’été, Jacques revient en bateau au Québec avec son épouse. Le jeune couple s’installe à Longueuil, assez près de la rue Beauregard, où a déménagé l’Institut Louis-Braille, pour que Jacques puisse s’y rendre à pied. Il évite ainsi le transport en commun, une économie non négligeable pour un jeune ménage qui aura bientôt deux enfants.

À l’Institut Louis-Braille d’abord, puis à l’école Nazareth et Louis-Braille, Jacques enseigne la musique pendant dix-sept ans. Pour s’assurer que l’élève assis au piano utilise le bon doigté, il place légèrement ses mains par-dessus celles de l’élève, les enlève une fois satisfait et, à l’audition, sait aussitôt si ses conseils ont porté fruit. Il dira avoir vécu là de très beaux moments sur le plan professionnel. Certains de ses élèves sont devenus musiciens ou accordeurs de piano.

Autres études

Mais revenons aux années 60. Avec le gouvernement libéral de Jean Lesage, le monde de l’éducation au Québec connaît une profonde transformation. Le Rapport Parent est publié en 1963 et, l’année suivante, est créé le ministère de l’Éducation. À son retour de Paris, Jacques apprend que le gouvernement ne reconnaît pas son diplôme décroché en France. Le jeune papa commence donc à suivre des cours du soir tout en enseignant le jour, multipliant ainsi les déplacements qu’il fait généralement seul. Il va accumuler les diplômes à un rythme endiablé, ce qui lui permettra aussi de mieux gagner sa vie. Jetons un œil sur son palmarès.

1967, baccalauréat en musique à l’Université de Montréal; 1971, brevet d’enseignement spécialisé, option musique, à l’École normale de musique de Montréal; 1973, maîtrise en musique à l’Université de Montréal; 1975, brevet d’enseignement à l’enfance inadaptée, option déficience visuelle, à l’Université du Québec à Montréal. Si Jacques avait eu dans les années 70 toutes les aides visuelles disponibles quarante ans plus tard, il aurait probablement fait un doctorat. Ajoutons à cela, et ce sera encore incomplet, une formation en musicothérapie, des cours d’instrumentation et d’informatique, ces derniers à l’Université Concordia, ce qui oblige bien sûr Jacques à faire de longs trajets en autobus et en métro, car il habite toujours Longueuil. L’informatique n’est pas une passion pour lui, mais il devine l’importance qu’elle va prendre, d’où la nécessité de la maîtriser.

« Si un aveugle veut réussir, il doit travailler deux à trois fois plus qu’un voyant », dira Jacques, une fois retraité.

L’année 1963 marque donc le début de sa longue carrière d’enseignant qui durera trente-huit ans, soit jusqu’en 2001. Il le fait d’abord, comme nous l’avons vu, à l’Institut Louis-Braille. En 1975, le gouvernement du Québec fusionne les instituts Nazareth et Louis-Braille pour créer l’Institut Nazareth et Louis-Braille (INLB), qui se consacrera uniquement à la réadaptation. Jacques pratique désormais son métier à l’école Nazareth et Louis-Braille qui, en 1986, changera heureusement de nom pour devenir l’école Jacques-Ouellette.

Le RAAQ

Jacques a beau être passablement occupé par son triple statut de père de famille, d’enseignant et d’étudiant, n’empêche qu’il trouve le temps de s’impliquer dans le milieu de la déficience visuelle. En 1975, il collabore étroitement avec, entre autres, Paul-Henri Buteau et Claude Châtelain à la fondation du Regroupement des aveugles et amblyopes du Québec (RAAQ). Il est pendant un an le secrétaire du conseil d’administration du nouvel organisme et, en 1977, remplace Paul-Henri Buteau à la présidence, poste qu’il occupe jusqu’en 1983. Comme président du RAAQ, il connaît des hauts et des bas avec ses camarades du conseil, tout en cherchant un financement récurrent auprès de Centraide et de l’Office des personnes handicapées du Québec (OPHQ).

Dans un texte rédigé plus tard, Jacques raconte les débuts difficiles du RAAQ et, en particulier, tout le bénévolat que le Regroupement a exigé :

« Il est impossible, dit-il, de décrire la somme de bénévolat qui s’est déployée pendant ces premières années. Mais tout le monde y fournissait sa quote-part avec ses capacités personnelles : rédaction de documents pertinents, lettres, procès-verbaux, selon les besoins  ».

Enseignant touche-à-tout

À compter des années 80, Jacques délaisse la musique pour enseigner le français, la géographie, l’histoire générale, l’histoire du Québec et du Canada, la morale, la religion et une matière qu’il ne veut pas vraiment enseigner, les mathématiques : bref, il touche à tout, ou presque.

Le braille : une deuxième vocation

On ne peut évoquer la carrière de Jacques sans insister sur le braille. Non seulement l’a-t-il enseigné à différents niveaux pendant de nombreuses années, notamment à l’UQAM et l’Université de Sherbrooke, mais il a aussi cherché à le faire mieux connaître. Grâce à Jacques Chelin, informaticien, il collabore à la réalisation du logiciel d’abrègement du braille Éconobraille de même qu’à l’élaboration du logiciel Prisma, autre logiciel d’abrègement ou de désabrègement du braille. Il siège à un Comité de codification des règles de transcription de l’imprimé en braille et à un sous-comité sur la refonte du code de l’abrégé orthographique. Sera-t-on étonné d’apprendre que Jacques connaît très bien le braille musical ? Il a acquis ainsi une rare expertise en braille et se montrera plus tard très fier d’avoir contribué dans la mesure du possible à son avancement.

Maladie et retraite

Cela commence par des tunnels carpiens en octobre 1999. À ce moment-là, Jacques doit délaisser le braille et recourir à l’audio. Mais, dès le jour de l’An 2000, il revient tout heureux au braille. D’abord une page à l’heure et, petit à petit, sa vitesse de lecture augmente si bien qu’au mois de mai, il peut retourner à l’enseignement.

Toutefois, le 26 février 2001, il est contraint de prendre une retraite définitive, faute de pouvoir marcher. Maladies et opérations vont alors s’enchaîner. Du diabète à un quintuple pontage coronarien en passant par des pertes d’équilibre causant la surdité, le sort semble vraiment s’acharner sur lui. Il parlera de la surdité en utilisant cette formule frappante : « Je comprends ce qu’est le noir en n’étant pas capable d’entendre ». Ici, le musicien est gravement touché dans son quotidien. Fort heureusement, il y a toujours près de lui Ginette, l’infirmière française rencontrée en 1962 et qui l’a suivi au Québec.

Ginette

« Ginette, écrira Jacques, m’a toujours aidé lorsque la maladie m’atteignait malgré moi. Elle continue toujours son travail d’infirmière à mes côtés même si elle n’a jamais exercé son métier ici. Et maintenant, après cinquante ans de mariage, nous poursuivons notre vie, différemment, mais toujours ensemble tant pour le meilleur que pour le pire. »

De l’avis même de Ginette, Jacques a toujours rebondi, s’est toujours dépassé malgré des moments difficiles. Cependant, si Jacques a pu vivre la vie qui est la sienne depuis 1963, la présence attentive de sa femme près de lui y est certainement pour beaucoup. Si Ginette a toujours veillé à la préparation des repas et aux soins du ménage, c’est dû en partie au fait que Jacques a longtemps travaillé le jour et fait des études le soir. Jacques s’assurait que les enfants faisaient bien leurs devoirs, leur apprenait à traverser la rue de façon sécuritaire, etc. Ginette a été presque sa seule lectrice bénévole durant ses études à l’Université de Montréal. Elle l’a aidé à corriger les travaux écrits à la main par les élèves et qui contenaient, comme il se doit, plusieurs fautes de français.

La cécité comme une chance

« Pour moi, la cécité, ça a été une chance », dira Jacques dans une entrevue. La déclaration en surprendra certains, mais peut s’expliquer par le parcours même de l’enseignant-musicien, en particulier par sa rencontre avec celle qui allait devenir sa complice. Rarement aura-t-on vu une telle osmose entre deux êtres. Si Jacques est musicien, Ginette est chanteuse. Longtemps organiste dans une église de Longueuil, Jacques peut jouer durant cinq messes en une seule fin de semaine. Il « touche » toujours l’orgue quand Ginette chante à la messe. La surdité devait malheureusement amener Jacques à renoncer à la musique dans laquelle il a baigné une bonne partie de sa vie.

Académie de musique

Restons encore un peu dans l’univers musical. Grâce au musicien et ancien prix d’Europe Georges Lindsay qui lui avait enseigné l’orgue et le piano, Jacques a été membre de la plus que centenaire Académie de musique du Québec pendant trente-cinq ans. À ce titre, il juge des élèves musiciens à Montréal, Saint-Hyacinthe, Sherbrooke, etc. L’aventure prend fin au milieu des années 90 avec sa démission. Son poste à l’Académie lui assure un revenu supplémentaire, ce qui est fort utile quand vient le temps d’aller saluer les beaux-parents en France.

Fierté

Jacques va donc au début visiter ses beaux-parents avec Ginette et ses enfants, Alain et Claire. Comme ceux-ci habitent maintenant en France et que Claire a donné naissance à un petit garçon en 2003, le prétexte est tout trouvé pour retourner là-bas régulièrement. Le père se déclare heureux de la réussite scolaire et professionnelle de ses enfants. Il est tout aussi fier d’avoir enseigné pendant près de quarante ans à des centaines d’enfants et d’adolescents. Il est probable que l’autorité naturelle dont il dit avoir fait preuve s’est révélée très efficace auprès de ses enfants d’abord, de ses élèves ensuite.

Quittons Jacques sur la pointe des pieds. Laissons-le avec Ginette : il est entre bonnes mains. Peut-être iront-ils faire une marche « d’une bonne demi-heure », comme dit Jacques, ce qu’il peut encore s’offrir en dépit de sa santé fragile. Si Jacques a hérité de la cécité à l’âge de 2 ans, il a eu le temps d’accumuler une bonne provision de courage et, de toute évidence, il ne l’a pas encore épuisée.

Décès

Jacques Larose décède le 6 juillet 2016 à Longueuil à l’âge de 78 ans.

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