« Après le silence, ce qui vient le plus près d’exprimer l’inexprimable est la musique »
(Aldous Huxley).
Né à l’aube du XXe siècle, soit le 9 janvier 1904, à Saint-Zéphirin-de-Courval, près de Trois-Rivières, Conrad Letendre est un organiste, pédagogue, théoricien et compositeur. Fils de cultivateur, quatrième de douze enfants, il perd peu à peu la vue entre 2 et 10 ans. Il fréquente néanmoins l’école régulière jusqu’en 1913 où, devenu presque aveugle, il est admis à l’Institut Nazareth de Montréal, dirigé par les Sœurs Grises. C’est dans cette école, qui joue aussi le rôle d’un vrai conservatoire de musique, qu’il étudie avec application le piano, l’orgue, le violon, l’harmonie, le contrepoint et la fugue. Quand il quitte Nazareth en 1927, il est en mesure de gagner sa vie avec la musique.
Saint-Hyacinthe
Où trouve-t-il du travail? À Saint-Hyacinthe, ville où fut fondée en 1879 la Maison Casavant Frères. Organiste à l’église Notre-Dame-du-Rosaire jusqu’en 1933, il enseigne le piano et l’orgue au Séminaire de 1927 à 1935. Il enseigne également au couvent des Sœurs de la Présentation et chez les Sœurs de Saint-Joseph.
Mariage et paternité
Le 10 mars 1930, Letendre épouse Alice Daudelin, fille d’un facteur d’orgues de Saint-Hyacinthe. De ce mariage naît une fille, Madeleine, en mars 1931. À peine trois ans après son mariage, sa compagne meurt. Sa fille, elle-même musicienne, décèdera à son tour en 1966.
André Mathieu
Dans sa remarquable biographie d’André Mathieu1, Gorges Nicholson raconte ce que Letendre pense de l’enfant prodige de la musique québécoise, né en 1929 et mort en 1968. Le passage se révèle si intéressant que nous cédons à la tentation de le citer. André Mathieu donne un concert en novembre 1935 à Montréal, concert retransmis dans tout le Québec. Letendre en fait la critique dans Le Courrier de Saint-Hyacinthe du 15 novembre. Après avoir écrit que « les compositions du jeune André Mathieu sont toutes dignes d’être entendues », Letendre s’attaque à la rumeur selon laquelle Rodolphe Mathieu serait le véritable auteur des oeuvres de son fils et qu’il y aurait donc là une immense imposture. Il écrit :
« Mais enfin, dans quelle mesure, les compositions du jeune André Mathieu doivent-elles lui être attribuées? J’ai eu l’avantage de passer quelques heures en compagnie de monsieur et madame Rodolphe Mathieu et de leur enfant. J’ai observé, questionné et, grâce à la bienveillance dont ils m’ont gratifié, je crois pouvoir affirmer que les compositions du jeune Mathieu lui sont dues […] Ses idées musicales sont des idées d’enfant, il les dit simplement, mais il les dit bien. Les plus grands compositeurs n’ont-ils pas commencé comme lui? »
Et Georges Nicholson de conclure :
« C’est ainsi que Conrad Letendre clôt le chapitre de cette spéculation, de ce doute, de ce ver dans la pomme qui, aujourd’hui encore, rongent la crédibilité d’André Mathieu et prêtent à la famille des visées opportunistes basées sur une gigantesque fumisterie qui, évidemment, blessent André et sa famille. »
Montréal
Letendre revient à Montréal en 1936 et tente d’y poursuivre sa carrière. Il connaît alors des années difficiles sur le plan financier. Il renoue heureusement avec son camarade d’études Gabriel Cusson, Prix d’Europe 1924, de retour au Québec. Petit à petit, du fruit de cette collaboration va naître une véritable école.
De 1942 à 1954, il partage ses activités entre la métropole et Saint-Hyacinthe. En effet, à Saint-Hyacinthe, il enseigne de nouveau au Séminaire et dans diverses communautés religieuses. Il enseigne l’harmonie de 1955 à 1962 et l’organographie durant deux ans à la Faculté de musique de l’Université de Montréal de même que l’orgue à l’Institut Nazareth. Enfin, il trouve le temps de donner des cours privés et contribue ainsi à la formation théorique et pratique de plusieurs musiciens et organistes tels que Gaston Arel, Raymond Daveluy, Gilles Fortin, Kenneth Gilbert, Bernard Lagacé, et des compositeurs Jean Chatillon et Michel Perrault. Deux des élèves de Letendre gagnent le Prix d’Europe, plusieurs obtiennent des bourses qui leur permettent de poursuivre leurs études à l’étranger. C’est à cette petite troupe qu’on doit le renouveau de l’orgue amorcé à Montréal au début des années 60. Entre- temps, Letendre épouse son élève, assistante et collaboratrice, Aline Chénier-Lavergne.
La Bonne Chanson
Pendant une douzaine d’années, Letendre collabore comme conseiller artistique à « La Bonne Chanson » et deux ans comme rédacteur en chef à la revue Musique et musiciens.
Un peu d’histoire. S’inspirant du Breton Théodore Botrel, l’abbé Charles-Émile Gadbois fonde en 1937 La Bonne Chanson, une entreprise d’édition musicale qui vise à diffuser la chanson française en réaction à l’omniprésente chanson américaine. Les mélodies de La Bonne Chanson doivent être d’inspiration catholique, promouvoir les valeurs familiales et répandre la joie de pouvoir chanter avec ceux et celles qu’on aime. L’abbé Gadbois et son frère Raoul fondent la station de radio CJMS (« Canada Je Me Souviens ») où, à longueur de journée, l’on fait tourner bien sûr les disques de La Bonne Chanson.
Maison Casavant Frères
Letendre est devenu un tel spécialiste en matière d’orgue qu’entre 1950 et 1960, il conseille la Maison Casavant Frères sur la fabrication d’instruments de dimensions imposantes dont l’orgue de l’église des Saints-Martyrs à Victoriaville et celui de Saint-Jude à Montréal, ainsi que sur la rénovation de l’orgue du Gesù, à Montréal, instrument pour lequel il écrit sa musique d’orgue.
Travaux théoriques
Boursier du ministère des Affaires culturelles du Québec, Letendre poursuit durant de nombreuses années, et ce, parallèlement à son enseignement, des travaux de recherche en musique. Il est l’auteur d’un traité d’harmonie resté inachevé et inédit, considéré par certains comme son œuvre la plus importante.
Institut de sciences musicales Conrad Letendre
En 1970, deux de ses disciples, Jean Chatillon et Michel Perrault, fondent avec quelques autres l’Institut de sciences musicales Conrad Letendre qui devient l’Institut de recherche Pantonal en 1987. Notre homme est donc à l’origine, avec son système Letendre, du système Pantonal défendu et enseigné principalement par Michel Perrault et Jean Chatillon au Module de musique de l’Université du Québec à Trois-Rivières, de sa fondation en 1969 à sa fermeture en 2003.
Système Letendre
Nous devons ici aborder des notions qui relèvent de la théorie musicale. En raison des imperfections ou incohérences supposées du mode mineur moderne, dues surtout à la méconnaissance historique de sa genèse, certains théoriciens essaient à partir du milieu du XIXe siècle de lui substituer le mode mineur inverse, c’est-à-dire que le mode mineur serait le reflet descendant exact du mode majeur. L’ordre des tons et demi-tons est le même dans les deux cas, mais en sens inverse. Le premier à proposer cette solution est A. J. von Oettingen en 1866. Il est suivi par la plupart des partisans du dualisme, dont Vincent d’Indy. Son système est repris au Québec par Letendre.
La notion du mode mineur inverse du majeur, correspondant exactement au mode de mi descendant des Grecs anciens, est toujours très controversée, tout comme la théorie des harmoniques inférieures (miroir parfait des harmoniques supérieures). Tout cela n’aurait aucun fondement acoustique ou scientifique.
Composition
Délaissons la théorie pour en arriver à la pratique. Letendre compose quelques pièces d’orgue entre 1958 et 1977. L’éditeur Jacques Ostiguy de Saint-Hyacinthe publie ces pièces en trois fascicules de 1980 à 1982.
Décès
Conrad Letendre meurt subitement à Montréal le 20 novembre 1977 et, écrit Aline Chénier-Lavergne, « entouré de confrères, en pleine activité, comme il l’avait souhaité ».
L’année suivante, on fonde à Saint-Hyacinthe le Festival Conrad Letendre où des musiciens et musiciennes perpétuent chaque printemps sa mémoire entre les quatre murs de la cathédrale, et ce, jusqu’en 1983. Ajoutons qu’un concert commémoratif a lieu en 1987 au Gesù de Montréal et que s’y produisent d’anciens élèves de Letendre comme Gaston Arel et Raymond Daveluy.
Témoignages
Aline salue ainsi celui qui a été son compagnon :
« Pédagogue et théoricien, esprit chercheur, il fut un maître à penser toujours disponible. D’un altruisme rare, d’un dévouement sans bornes pour tous ceux qui avaient besoin de ses conseils, il exerça auprès de ses élèves une espèce d’apostolat. »
Pour conclure cette courte biographie, le compositeur Jean Chatillon rend hommage à celui qui fut son mentor :
« C’est toujours avec émotion et gratitude que j’évoque le souvenir de monsieur Letendre, car j’ai eu la chance de l’avoir comme professeur de musique. Plus le bonheur de partager son entourage pendant plusieurs années pour y prendre aussi des cours de vie et d’humanisme. La meilleure part de lui-même n’est pas morte et ne mourra jamais. »
Note de l’auteur
1. Nicholson, Georges, André Mathieu, Québec Amérique, 2010, p. 72.