« La modestie est au mérite ce que les ombres sont aux figures dans un tableau: elle lui donne de la force et du relief »
(La Rochefoucauld).
Bernard Meunier vient au monde le 17 novembre 1957 à Saint-Charles-sur-Richelieu. Comme d’autres Meunier avant lui, son père est agriculteur dans un Québec où ce métier est valorisé par le gouvernement en place, l’Union nationale de Maurice Duplessis. Bernard a deux frères et une sœur. Son frère Daniel, son aîné de quelques années et dont nous reparlerons, naît lui-même avec un handicap visuel (rétinite pigmentaire).
Bernard a 2 mois quand il est victime d’un « accident médical », ainsi qu’il le dira dans un entretien. Parce qu’il souffre de convulsions, un médecin de l’hôpital Sainte-Justine lui administre ce qui passe pour être un nouveau traitement, c’est-à-dire des décharges électriques. Si les décharges viennent à bout des convulsions, elles brûlent le nerf optique de Bernard qui est désormais aveugle. Les parents ne sauront pas le nom du médecin responsable de l’opération et devront accepter le handicap de leur fils comme un fait accompli.
Malgré sa cécité, Bernard jouit d’une assez grande liberté de mouvement. « Y’a à peu près rien que j’ai pas fait », avouera-t-il plus tard. Il va ici et là en compagnie de ses frères et sœur, participe aux travaux de la ferme, en particulier l’entretien des veaux. Ses parents trouvent plus sage de ne pas le surprotéger, ce dont il leur sera très reconnaissant une fois devenu adulte.
Institut Nazareth
À 5 ans, Bernard se retrouve à l’Institut Nazareth de Montréal, une école spécialisée pour enfants et adolescents vivant avec un handicap visuel. Il y restera jusqu’à la fin de la 5ième année du primaire. La transition entre la ferme familiale et le pensionnat est évidemment difficile au début. Parrainé par de plus vieux, Bernard va peu à peu s’acclimater à l’Institut où la journée est ponctuée par le son de la cloche. Comme les autres élèves, il doit apprendre le braille. Il étudie aussi le piano mais, croyant être peu doué pour la musique, l’abandonnera en partant de Nazareth, ce qu’il regrettera par la suite. Au moment où Bernard apprivoise le piano, l’enseignement musical à l’Institut a perdu de son lustre, ainsi que l’écrit Suzanne Commend: « La musique à Nazareth connaîtra ses dernières heures de gloire dans les années 1950 pour ensuite amorcer un déclin sans retour »1.
Dès le primaire, Bernard aime la géographie et lui reste fidèle jusqu’à la fin de ses études, en fait jusqu’à aujourd’hui. Ses parents demeurant tout près de Montréal, Bernard a la chance d’aller les voir chaque fin de semaine durant l’année scolaire. Et la canne blanche dans tout ça ? Elle n’est pas encore apparue dans sa vie, les pensionnaires n’en ayant pas pour circuler à l’intérieur des murs. Les 5 ans que Bernard passe à l’Institut Nazareth lui laisseront somme toute un assez bon souvenir.
Institut Louis-Braille et canne blanche
C’est donc sans trop d’appréhension qu’il entre à l’Institut Louis-Braille de Longueuil, une école pour garçons qui fête ses 10 ans en 1963 et qu’il fréquentera de la 6ième à la 11ième année. Avec l’avènement de ce qu’on a appelé la « révolution tranquille », les règlements de la maison se sont assouplis. Un exemple: à partir de 1969, les pensionnaires ne sont plus obligés d’assister à la messe. Par ailleurs, ils ont grand plaisir à regarder le match de hockey du samedi soir à la télévision. Bernard a un faible pour les sciences telles que la biologie, la géométrie et la zoologie. C’est à Louis-Braille qu’il reçoit une canne blanche. Il n’hésite pas une seconde à s’en servir lors des sorties à l’extérieur de la bâtisse.
5ième secondaire à Beloeil
Après les instituts Nazareth et Louis-Braille, Bernard va effectuer son 5ième secondaire à la polyvalente de Beloeil. Il est la première personne non voyante à s’y inscrire, comme le lui apprend le directeur qui se demande bien ce qu’on va faire de lui et qui est vite rassuré après un coup de téléphone à l’Institut Louis-Braille. Chaque jour, à bord d’un autobus scolaire, Bernard va donc faire le trajet entre la ferme et la polyvalente. À défaut de recevoir les services auxquels il est habitué, il prend des notes avec sa tablette braille et trouve aisément des lecteurs bénévoles. Professeurs et élèves ont bien accueilli l’adolescent dont la canne blanche annonçait le passage dans les couloirs de l’école.
Le handicap et les filles
Si la cécité de Bernard ne lui cause pas trop de problèmes en classe, elle lui complique toutefois la vie quand vient le temps de rencontrer des filles. Il est peut être bien gentil, mais il est aveugle, ce qui fait de lui un candidat moins intéressant que ceux qui ont leurs deux yeux. À ce propos, nous renvoyons le lecteur à la biographie de Pierre St-Onge qui a lui aussi subi ce genre de rebuffade durant son adolescence.
Le choix de l’agriculture
Une fois son 5ième secondaire terminé, Bernard hésite sur la direction à donner à sa vie. Aussi décide-t-il de passer un an à Saint-Charles, le temps de bien réfléchir à son avenir, ce qui doit plaire à son père, car l’ouvrage ne manque certes pas à la ferme. L’année s’écoule et il n’est toujours pas fixé. Mais pourquoi se casser la tête quand on vit à la campagne et qu’on aime l’agriculture depuis sa petite enfance ? Le sort en est jeté : il sera agriculteur comme son père, son grand-père, etc. Il représentera la cinquième génération de Meunier à exploiter la ferme dont une parcelle longe la rivière Richelieu.
Et voilà comment débute la belle aventure.
Une ferme adaptée
Nous sommes en 1976. Bernard se fait donc agriculteur à plein temps. La ferme Meunier est une affaire de famille: il travaille aux côtés de ses parents et de Daniel. Il est assez polyvalent, il peut pratiquement tout faire sauf bien sûr… conduire le tracteur ! Il veille surtout à soigner les vaches laitières, plus nombreuses à la ferme dans les années 70. Bernard peut identifier chacune d’elles grâce à un numéro en relief facile à lire. Quand on pense qu’une vache peut consommer près de cinquante kilos de nourriture par jour, on imagine alors ce qu’il en coûte de nourrir un troupeau entier !
Bernard se lève chaque matin à cinq heures moins le quart afin de préparer attentivement la nourriture qu’il va distribuer aux animaux, il va « faire le train », comme on dit. Pour faciliter son travail, quelques appareils, dont une balance programmable, ont des indications en braille. La balance est aussi munie d’un clavier où Bernard tape le chiffre correspondant au poids demandé et une sonnerie se fait entendre quand ce poids est atteint. Ce non-voyant se dit visuel. Il cherche à toucher les objets pour les voir à sa façon, c’est-à-dire qu’il visualise la moindre chose qu’il touche.
Déplacements
Dans les bâtiments de la ferme, il se déplace sans sa canne blanche, se fiant évidemment à sa connaissance des lieux, et… se cogne parfois à une poutre ou un autre objet posé malencontreusement sur son chemin. Il lui arrivera aussi de se balader sur le toit de la grange, bâtie en 1921, pour effectuer une réparation, mais il sera accompagné d’un ouvrier. Il aime relever des défis comme s’il cherchait sans cesse à repousser ses limites.
Micheline
En 1990, le père prend une retraite bien méritée, tout en donnant à l’occasion un coup de pouce à ses fils. Bernard et Daniel sont désormais copropriétaires d’une ferme dont la superficie couvre 130 âcres cultivés (foin, maïs, soya et blé) et où trois gros silos emmagasinent les récoltes. C’est à ce moment aussi que Micheline Morissette devient la compagne de Bernard. Elle s’occupera de la comptabilité de la ferme.
L’ingénieux Bernard
Avec les années, Bernard s’est intéressé davantage à la machinerie qu’aux animaux. Que le hachoir à foin tombe en panne ou qu’un moteur connaisse un bris mécanique, l’ingénieux Bernard s’amuse à réparer l’objet en question avec ce qu’il a sous la main.« Si j’avais une bonne vue, dira-t-il, je serais inventeur. » Et on le croit sans peine.
Routine et imprévus
Le travail d’agriculteur, il va sans dire, comporte une certaine routine (nourrir les bêtes, nettoyer l’étable, etc.), mais il peut néanmoins changer d’un jour à l’autre, car il y a des imprévus. Après tout, dira sagement Bernard, « c’est la nature qui mène ».
Il accepte cette routine et ces imprévus. De toute façon, il ne se voit pas assis à longueur de journée devant un ordinateur ou répétant mécaniquement les mêmes opérations dans une usine.
Une vie ordinaire, vraiment ?
Depuis 2003, Bernard est l’unique propriétaire de la ferme et loue l’étable à Daniel qui veille au bien-être des vaches. Bernard aime toujours ce mode de vie après plus de trente-cinq ans, surtout au printemps quand revient le temps des sucres et que la terre se réveille. Tous les espoirs semblent alors permis. Bernard se félicite de mener une vie ordinaire, comme tout le monde, et s’étonne que l’on puisse penser le contraire. Que cet agriculteur complètement aveugle, le seul au Québec, puisse vaquer aux travaux d’une ferme a pourtant de quoi surprendre, du moins les gens qui ne le connaissent pas. Il admettra lui-même que ce métier n’est pas « de ceux traditionnellement exercés par les handicapés visuels ». Par ailleurs, il dira:
« Pour que les autres ne nous considèrent pas comme handicapés, il faut à tout prix que nous ne nous considérions pas nous-mêmes comme tels ».
Bernard oublie parfois qu’il est aveugle, tellement il a appris à vivre avec sa cécité. Micheline ne s’inquiète pas de ce que peut faire son compagnon parce que ce dernier est quand même prudent.
Dépendre des autres
Cependant, on peut être autonome chez soi et pas du tout à l’extérieur. Le plus gros obstacle que Bernard a rencontré a longtemps été la difficulté, voire l’impossibilité, de se déplacer en dehors de la ferme et de devoir dépendre de quelqu’un pour y parvenir. Il vit à la campagne où la voiture est indispensable, or il est aveugle et doit donc attendre qu’un ou une automobiliste veuille bien le mener là où il désire se rendre.
Loisirs
On est agriculteur sept jours par semaine, bien que la charge de travail soit moins lourde l’hiver. Pour Bernard, la saison froide est devenue le temps idéal pour un petit voyage dans le Sud, la lecture ou l’ordinateur. Eh oui, il s’est mis récemment à l’informatique et en retire une grande satisfaction… de même que Micheline qui n’est plus tenue de tout lui lire. L’ordinateur permet à Bernard de se tenir informé en matière de nouvelles technologies en agriculture.
« Dans la vie, déclare-t-il, il faut aller de l’avant, sinon l’on est vite dépassé par le progrès. »
L’ordinateur lui permet également de choisir le livre de son choix dans le site Internet d’une bibliothèque numérique. Il profite aussi de son temps libre pour aller parler de sa vie de personne handicapée à des élèves d’une école primaire qui se demandent bien comment l’on peut vivre avec un sens en moins. Il trouve là une belle occasion de sensibiliser les adultes de demain.
« Construire son bonheur soi-même »
N’ayant pas d’enfants, Bernard s’attriste à l’idée qu’il n’y aura pas de Meunier pour prendre la relève. Lorsque viendra la retraite, la ferme sera vendue ou louée. Alors, la cinquième génération de Meunier, agriculteurs de père en fils, sera la dernière à avoir occupé la terre ancestrale. Mais Bernard n’en est pas encore là. Entre-temps, il faut entretenir la machinerie et les bâtiments, nourrir les vaches, bref accomplir les tâches quotidiennes, heureux de vivre une existence ordinaire, comme d’autres Meunier avant soi.
« Dans la vie, estime Bernard, il faut apprendre à voir
loin et à construire son bonheur soi-même. »
Note
1. Commend, Suzanne, Les instituts Nazareth et Louis-Braille, 1861-2001: une histoire de cœur et de vision, Septentrion, 2001, page 215.
L’automne à la ferme de Bernard et Daniel Meunier
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