OUELLET, ÉMILE, ou Du bon usage d’Internet

Portrait d'Émile Ouellet. 2014

« Apprends à écrire tes blessures dans le sable et à graver tes joies dans la pierre »

(Lao Tseu).

Nous sommes le 22 mai 1957. Situons maintenant le décor: la Gaspésie, plus exactement une ferme de Mont Saint-Pierre, village des alentours de Sainte-Anne-des-Monts. C’est dans cette partie du Québec, très appréciée des touristes, qu’Émile Ouellet vient au monde, cadet de deux garçons. Un premier drame marque sa petite enfance: la mort de sa mère en 1959. Puis, un an plus tard (il a alors 3 ans), il séjourne chez une tante de Montréal quand il fait une vilaine chute. L’incident a pour conséquence un hématome cérébral qui n’est pas diagnostiqué immédiatement.

Comme Émile se heurte de plus en plus aux objets, on découvre que son nerf optique a été écrasé lors de la chute. Une opération à l’hôpital Sainte-Justine n’empêchera pas Émile de devenir aveugle. Au lieu de retourner en Gaspésie, il se retrouve plutôt chez des parents vivant à Maniwaki. Il les quitte à l’âge de 6 ans pour entrer à l’Institut Nazareth de Montréal.

De l’Institut Nazareth…

La bâtisse de quatre étages est située boulevard Crémazie, face à la nouvelle autoroute qui traverse Montréal d’est en ouest. Émile sera pensionnaire jusqu’à la fin de la 4ième année du primaire. Il se souviendra en riant de son premier repas à Nazareth: « du baloney et des patates pilées ». Parce que sa famille vit dans une région éloignée de la métropole et que son père n’a pas de voiture, le jeune garçon doit attendre jusqu’en juin pour revenir à Mont Saint-Pierre. Il ne devait fêter Noël chez lui qu’à sa 8ième année d’école.

Une longue hospitalisation à Sainte-Justine a laissé des séquelles. Émile connaît des difficultés d’apprentissage, entre autres avec le braille, ce qui lui vaut bien des coups de règle sur les doigts. La musique étant aussi obligatoire, il apprend à jouer du piano, mais le coeur n’y est pas du tout et il abandonnera en 6ième année. En fait, Émile trouve fastidieux d’étudier et préfère de beaucoup l’activité physique qu’il pratique dans la cour de l’institut.

… à l’Institut Louis-Braille

Qu’arrive-t-il dans les années 60 à un garçon qui quitte Nazareth après sa 4ième année ? Eh bien, le « cheminement normal » est d’entrer à l’Institut Louis-Braille de Longueuil, autrement dit de passer d’un pensionnat à un autre, celui-là pour garçons seulement. Comme c’était le cas à Nazareth, à chaque heure de la journée correspond une activité bien précise et la cloche est là pour le rappeler aux élèves distraits. À Louis-Braille aussi, Émile a une nette préférence pour les sports, mais l’histoire et la géographie parviennent à capter son attention. « Le père Jacques Ouellette, dira-t-il, faisait des chefs-d’oeuvre pour nous aider à comprendre la géographie. »

Canne blanche

Pour ce qui est de la canne blanche, Émile en reçoit une et apprend à l’utiliser avec un « guide » qui n’y voit pas plus que lui ! Au début, il réagit comme Guy Cardinal (voir sa biographie), c’est-à-dire qu’il n’en sent pas vraiment l’utilité, habitué qu’il est de circuler sans canne à l’intérieur des murs de la bâtisse. Il change cependant d’opinion dès qu’il participe à des sorties de groupe dans les rues de Longueuil. Ce n’est qu’à son départ de Louis-Braille qu’il se hasardera à marcher seul avec sa canne.

Polyvalente de Sainte-Anne-des-Monts

En septembre 1975, année qui marque la fin de l’Institut Nazareth et de l’Institut Louis-Braille, Émile est inscrit à la polyvalente de Sainte-Anne-des-Monts pour y faire son 5ième secondaire. Premier élève aveugle à fréquenter cette école, Émile vit un « bouleversement complet »: il doit côtoyer 1200 garçons et filles !

Toutefois, la direction et les élèves se montrent dans l’ensemble très accueillants à son égard. Doté d’un magnétophone et d’une tablette braille, il lui arrive le soir d’enregistrer ce que lui lisent au téléphone des camarades devenus lecteurs bénévoles. La professeure de géographie lui fait même la surprise d’une carte de l’Europe qu’elle a adaptée à son intention. Malgré cela, Émile dira plus tard n’avoir rien appris à la polyvalente, l’année ayant servi à réviser ce qu’il savait déjà grâce à l’Institut Louis-Braille.

Polyvalente de Charlesbourg

Son 5ième secondaire terminé, Émile est attiré par une carrière comme opérateur-radio dans un aéroport ou une station marine. Avant d’entreprendre des études collégiales, il décide de s’inscrire à une formation en communications offerte par la polyvalente de Charlesbourg, au nord de Québec, que fréquentent à ce moment-là une trentaine d’autres élèves handicapés de la vue, dont Guy Cardinal que nous avons évoqué précédemment. Plusieurs de ces élèves proviennent de l’école Saint-Vincent qui jouait à Québec le même rôle que l’Institut Louis-Braille à Longueuil.

Émile habite dans une famille d’accueil, assiste à ses cours et travaille de façon beaucoup plus studieuse qu’il ne l’a fait auparavant, tout en renouant avec du sport adapté à ses besoins. Même s’il adore la formation, Émile réalise néanmoins que, compte tenu de son handicap, il pourra difficilement pratiquer le métier auquel il pensait. Il doit par conséquent changer de cap.

Cégep de Matane

C’est ce qu’il fait puisque, à l’automne 1977, il entame des études au cégep de Matane. Il est inscrit en sciences humaines, option droit, mais il ne sait pas trop où cela va le mener. Une chose est sûre: les deux années qu’il a vécues à Matane, avouera-t-il lors de l’entrevue, ont été parmi les plus belles de sa vie. Pourquoi ? Bien qu’il soit logé à la résidence du cégep, il dispose d’une liberté de mouvement toute nouvelle pour lui.

Adieu les contraintes ! Ah ! qu’elle est bonne, la bière bue avec les copains à la brasserie ! Ainsi qu’à la polyvalente de Sainte-Anne-des-Monts, il est le premier étudiant ayant un handicap visuel à fréquenter ce cégep. Là aussi, il reçoit un accueil très sympathique de la direction, des professeurs et des étudiants.

L’UQAM et un appartement à soi

Décidément, Émile voyage beaucoup. Après Matane, il poursuit ses études en droit à l’Université du Québec à Montréal. Pour la première fois de sa vie, il aménage seul dans un appartement, modeste, mais situé assez près de l’UQAM pour qu’il puisse s’y rendre à pied. Mais il ne fait pas seul le trajet : l’accompagne un chien-guide qu’il est allé chercher à Rochester, aux États-Unis. Si ses déplacements en sont grandement facilités, sa bonne volonté est toutefois mise à rude épreuve par un conflit qui oppose la direction aux étudiants et retarde ainsi le début des cours. Émile ne se sent pas à sa place dans cette atmosphère d’éternelles revendications et, « épuisé physiquement et mentalement » par le lourd programme qu’il s’est imposé, il abandonne son baccalauréat en décembre 1979. C’est son « premier gros échec », comme il le dira lui-même, et il s’en remettra difficilement.

Un chien-guide qui dérange

Revenons quelques instants à l’arrivée d’un chien-guide dans la vie d’Émile. Comme Pierre St-Onge dans les années 70 (voir sa biographie), Émile doit livrer bataille pour faire accepter son chien dans les restaurants, les taxis, etc. C’est une des raisons pour lesquelles, après trois chiens, il revient à la canne blanche en 1993. Il faut dire qu’à ce moment-là, il est devenu plus sédentaire.

Période de vaches maigres

Déçu par son expérience universitaire et voulant s’occuper, il fait alors du bénévolat comme technicien à La Magnétothèque, née en 1976 et devenue Vues et Voix. L’année qu’il y passe va beaucoup lui plaire, car elle lui permet notamment de côtoyer les comédiens qui enregistrent les livres. Mais effectuer un bénévolat, si agréable soit-il, se conjugue bientôt pour Émile avec la pauvreté et la déprime.

Militantisme

Une amie, également handicapée de la vue, va l’aider à se ressaisir. Grâce à elle, il commence à fréquenter le milieu de la déficience visuelle en militant au sein du Regroupement des aveugles et amblyopes du Québec (RAAQ), fondé en 1975. Il fait la même chose ensuite avec le RAAQ-section Montréal qui deviendra le Regroupement des aveugles et amblyopes du Montréal métropolitain (RAAMM) dont il présidera le conseil d’administration dans les années 90. Il découvre ensuite l’organisme Son et Lumière, un centre de formation et d’activités récréatives pour personnes handicapées de la vue. Dans ce centre dirigé par feu Victor Leduc, Émile donne un cours de radio-amateur en collaboration avec André Lacasse. Par ailleurs, il continue à vivre très modestement. En 1984, il en a assez de tirer le diable par la queue et décide de retourner chez lui, en Gaspésie.

Retour à la ferme

Il revient donc à la ferme où, depuis la mort du père, habite encore son frère. Il se met à l’élevage des poules et des canards, s’assurant ainsi un revenu d’appoint. Il va s’intéresser au sort des personnes handicapées de la région jusqu’à fonder une association pour défendre leurs droits, association qui allait disparaître après son départ. Pour l’instant, elle existe et lui permet de créer son propre emploi dans le cadre d’un projet « Canada au travail ». Les choses se gâtent quand il veut vendre son idée de transport adapté à des conseils municipaux et que le tout dégénère en une « chicane de clochers ». Émile songe même à se lancer en politique municipale, mais une rencontre inopinée va ranger cette idée aux oubliettes et donner un nouvel élan à sa vie.

Montréal, belle rencontre et travail

Durant un séjour à Montréal où il doit représenter la Gaspésie dans une réunion au RAAQ, Émile fait la rencontre de Line, une femme qui vient de perdre la vue et sait aussitôt qu’il va faire sa vie avec elle. En 1987, il revient donc s’installer à Montréal et retourne aux études. Il s’inscrit à l’UQAM, en sociologie cette fois. Il ne finira pas plus ce baccalauréat que le premier, car le RAAQ l’embauche alors comme agent de développement.

Son mandat consiste justement à développer le RAAQ dans les différentes régions du Québec. Après la démission de la directrice, il est contraint d’assurer l’intérim. Cette expérience lui déplaît au point qu’il quitte le RAAQ et travaille trois ans comme téléphoniste au ministère de l’Éducation, bureau de Longueuil. Il passe du versabraille à l’ordinateur. Féru d’informatique, il construit lui-même son propre système pour prendre les appels.

Transcription en braille

Le ministère de l’Éducation s’apprêtant à remplacer les téléphonistes par des boîtes vocales, Émile se cherche un autre métier. Au début des années 90, il suit une formation de transcription en braille dispensée par l’Institut Nazareth et Louis-Braille (INLB). Il met en pratique son nouveau savoir à la compagnie Point-par-Point de Longueuil avant d’entrer au service de l’INLB. Dans les premières années, il est tantôt préposé à la bibliothèque, tantôt technicien en braille et informatique. En 2001, il obtient un poste permanent, secteur de la transcription en braille. C’est dans ce cadre que débute l’aventure du Typhlophile.

Le Typhlophile

Le mot vient du grec ancien et signifie « ami des aveugles ». Fasciné par Internet, mais constatant qu’on n’y trouve pas grand-chose en français sur la déficience visuelle, Émile se demande s’il peut remédier à la situation. Il apprend d’abord comment se bâtit un site web, comment s’écrit une page, etc. Puis, à force de persévérance, l’autodidacte met le Typhlophile en ligne. Nous sommes le 12 janvier 1996. Émile commence aussitôt à amasser de l’information sur les différentes maladies visuelles, les organismes qui s’y consacrent, bref tout ce qui peut intéresser les personnes handicapées de la vue.

Petit à petit, le site grossit jusqu’à contenir à un moment donné près de 10 000 pages ! Émile s’en occupe seul, y investissant non seulement une bonne partie de son temps libre, mais aussi de l’argent. Précisons ici que le site est tout à fait indépendant de l’INLB; l’Institut est seulement son employeur, nullement son commanditaire.

Depuis la mort de sa compagne en 2010, survenue dans la maison qu’il a achetée à Longueuil en 1997, Émile avoue avoir passablement négligé le Typhlophile, mais songe à y revenir un jour. Quoi qu’il en soit, il pense ne pas avoir perdu son temps s’il se fie aux nombreux courriels qu’il a reçus et qui l’encourageaient à poursuivre sur sa lancée.

Les échecs

Finissons cette biographie sur une note plus ludique. Émile a un autre loisir qui grignote une partie de son temps libre: les échecs. Son intérêt pour ce jeu remonte à son séjour à l’Institut Louis-Braille.

« Il fallait bien, écrira Émile, meubler nos fin de semaines quand on était pensionnaire et qu’on n’allait dans notre famille que lors de longs congés. Nous avions même, se souvient-il, des reportages à la radio et dans le journal lors de nos intercollégiales. »

Alors qu’il étudie au cégep de Matane, Émile met sur pied un club d’échecs et organise de petites compétitions locales et même intercollégiales en Gaspésie. Une fois ses études terminées, Émile délaisse les échecs parce qu’il n’a plus, dira-t-il à la blague, d’adversaire de son niveau ! En 2007, il y revient avec plaisir et, deux ans plus tard, fonde avec André Fouquereau et Alain Plourd l’Association québécoise de joueurs d’échecs handicapés visuels AQJEHV). Celle-ci a pour principale activité l’organisation du tournoi d’échecs Invitation Jean-Marie Lebel, en hommage à un remarquable joueur d’échecs handicapé de la vue qui a beaucoup fait pour favoriser la pratique de ce jeu chez les personnes aveugles et amblyopes et qui est décédé justement en 2009.

Si le hasard vous amène un mardi à l’Institut Nazareth et Louis-Braille de Longueuil, allez faire un petit tour au local du personnel. Et si, toujours par hasard, vous voulez ce jour-là découvrir à quoi peut bien ressembler un jeu d’échecs adapté, demandez Émile Ouellet. Il est très connu là-bas.

Attention !

En terminant cette biographie, nous vous offrons une galerie de photos. Elle s’adresse aux parfaits voyants, aux semi-voyants, aux personnes conservant une vision modeste et aux aveugles. Il est un peu complexe de concevoir une galerie de photos pour une telle démographie. Voici donc le mode d’emploi :

Si vous avez l’usage de la vue et que vous utilisez une souris, il vous suffit de cliquer sur une photo, et alors, la galerie sera remplacée par une diapo grande format, où les photos se succéderont au rythme d’environ 5 secondes. Pour revenir à la galerie, cliquez sur l’icône X, en haut à droite.

Si vous disposez d’une vision modeste, si vous utilisez JAWS, si peut-être vous souhaitez faire une présentation à des amis voyants, alors suivez les consignes qui suivent. Chaque photo est agrémentée d’un LIEN GRAPHIQUE, visible et audible uniquement par les utilisateurs de JAWS. Faites ENTER sur ce LIEN GRAPHIQUE, et alors, la galerie sera remplacée par une diapo grande format, où les photos se succéderont au rythme d’environ 5 secondes. Pour revenir à la galerie, appuyez sur ÉCHAPPE.

Bon visionnement !

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