PAQUIN, PIERRE, ou La patience de l’artisan

Portrait de Pierre Paquin

« Jour après jour, il sculptait sa vie avec la patience de l’artisan qui sait que dans les objets les plus simples on trouve aussi de la belle ouvrage »

(Tonino Benacquista).

Shawinigan se trouve au centre de la Mauricie, dans un crochet de la rivière Saint-Maurice, à une trentaine de kilomètres de Trois-Rivières. Avant même la fondation de la ville, la Mauricie produisait le cinquième de tout le bois d’oeuvre du Québec. C’est donc à Shawinigan que naît Pierre Paquin, futur ébéniste, le 21 mai 1956. Il a une déficience visuelle, dans son cas une rétinite pigmentaire, mais ne le saura qu’une fois âgé d’une vingtaine d’années. Plus tard, il sera aussi atteint de glaucome. Il a deux frères et une soeur. L’un de ses frères, son cadet de huit ans, hérite de la même maladie visuelle. Lorsque Pierre apprendra qu’il est légalement aveugle, il se sentira comme un boxeur qui vient d’encaisser un dur coup. Il en aura un deuxième le jour où il recevra une carte certifiant son statut de personne handicapée.

La rétinite à l’oeuvre

Jeune, Pierre voit suffisamment pour vivre comme les autres enfants, jouer avec eux, rouler à bicyclette, etc. En dépit des lunettes qu’il porte dès l’âge de 5 ans, sa vision diminuera toutefois à mesure que la rétinite va se manifester, surtout le soir et la nuit. C’est une réalité que connaissent bien les personnes ayant une pareille déficience. Quand on parle de rétinite pigmentaire, ne l’associe-t-on pas à une cécité nocturne ?

Études primaires et secondaires

Pierre fait la totalité de ses études primaires et secondaires dans des écoles régulières de Shawinigan. Toutes les matières au programme éveillent son intérêt parce qu’il est curieux et aime apprendre. Il doit s’asseoir en avant de la classe pour mieux lire ce qui apparaît au tableau. Pour ce qui est de l’activité physique, il en fait bien sûr, mais pratique peu de sports qui nécessitent l’emploi d’une balle ou d’un ballon. Il préfère notamment l’athlétisme, la course longue distance, le curling, le kayak de rivière et la planche à voile. Le voilà donc qui termine son 5ième secondaire ou sa 12ième année et s’apprête à franchir une autre étape.

Beaux-arts

L’étape suivante, c’est le cégep de Trois-Rivières où il s’inscrit en beaux-arts. Il habite la résidence d’étudiants située à proximité. S’il voit encore assez pour lire, il éprouve de la difficulté à dessiner au crayon; il s’en tire mieux avec le dessin technique.

Il agit de façon à ce qu’on ne remarque pas du tout son problème visuel. Il se simplifie la vie en effectuant chaque jour le même parcours et hésite à se rendre dans des endroits qui lui sont inconnus. Le soir, il se cogne souvent aux arbres, aux bornes-fontaines ou autres objets que le hasard sème sur son chemin. « Les bornes-fontaines, c’est très vilain », dit-il. Parce qu’il se fait difficilement des amis, il a l’impression de vivre en marge des autres. Il dira d’ailleurs avoir toujours pensé qu’il était différent. Il achève ses deux années au cégep de Trois-Rivières et donne ensuite une orientation décisive à sa vie en choisissant l’ébénisterie.

Apprentissage de l’ébénisterie

Nous retrouvons en effet Pierre à l’École du meuble et du bois ouvré de Victoriaville, fondée en 1965 et appelée aujourd’hui École nationale du meuble et de l’ébénisterie. Quand Pierre y fait son inscription, l’École est intégrée au cégep de Victoriaville depuis 1970. Pendant deux ans, le jeune homme fait l’apprentissage de l’ébénisterie, théorie et pratique. Il loge dans une résidence pour étudiants qui sont en majorité des garçons. Il sort peu en dehors des cours.

Travail en usine

Après avoir obtenu son diplôme de l’École du meuble, Pierre demeure à Victoriaville et emménage dans son premier appartement. Pourquoi ? C’est qu’il a décroché un emploi dans une usine de meubles en série qui fermera par ailleurs dans les années 80. Il en vient vite à détester ce travail parce qu’il refait sans cesse les mêmes gestes. Notons qu’il possède alors une voiture, mais ne peut conduire le soir. C’est ainsi qu’il rend quelquefois visite à ses parents à Shawinigan.

Montréal

À son départ de l’usine, il retourne d’ailleurs chez ses parents. Après avoir traversé une période de chômage, il déménage à Montréal où, en compagnie d’autres ébénistes, il collabore à la restauration de la chapelle Sacré-Coeur de l’église Notre-Dame, située dans le Vieux-Montréal et détruite par un incendie. Il habite près de son lieu de travail, un atelier du quartier Rosemont où il se rend en autobus. L’été, cet aventurier parcourt la distance à bicyclette, ce qu’il n’oserait plus faire aujourd’hui. C’est là que sont fabriqués bancs d’église, colonnes, moulures, etc., des pièces qui sont ensuite transportées là où on les réclame. Comme s’il était triste de les voir partir, Pierre les photographie avant qu’elles ne sortent de l’atelier. À ce moment-là, il est aussi photographe amateur jusqu’à développer et imprimer ses photos « à la façon traditionnelle », selon son expression.

Il reste deux ans et demi à Montréal, en fait jusqu’à l’expiration de son contrat. Le handicap ayant progressé, il a dû se défaire de sa voiture.

Ébénisterie Les Chutes

Puis c’est le retour à Shawinigan. En 1982, toutes ses économies sont consacrées à l’achat, boulevard Royal, d’une bâtisse, de machinerie et d’un coffre à outils bien garni. L’année suivante, l’Ébénisterie Les Chutes ouvre officiellement ses portes. Voilà notre homme lancé dans la fabrication de meubles sur mesure. Ainsi qu’à Montréal, il demeure assez près de son atelier mais, cette fois, il effectue matin et soir le trajet à pied et sans canne blanche. En 2001, il se verra offrir une canne et un cours de mobilité.

Ébéniste contre vents et marées

Au moment où Pierre décide de se lancer en affaires, quelqu’un lui conseille de laisser tomber son projet et de vivre d’aide sociale, tout simplement. Pourquoi se casser la tête ? C’est fort mal connaître notre homme qui s’estime capable de gagner sa vie, fut-ce modestement, et veut le dire avec fierté. Il crée son entreprise pour être certain de travailler. Il craint en effet que personne n’engage un ébéniste handicapé de la vue même si celui-ci tente de le cacher. « Je suis très orgueilleux, avoue-t-il, et je faisais tout ce que je pouvais pour que ça ne paraisse pas. » En 2015, Pierre conservait une vision de 10 % dans l’oeil gauche et ne distinguait plus les couleurs, mais s’orientait dans son atelier grâce aux contrastes de lumière et, bien sûr, au toucher.

Les sceptiques sont confondus

Et pourtant, les affaires vont bien, du moins jusqu’à ce que la crise économique des récentes années frappe durement la Mauricie et, conséquemment, l’Ébénisterie Les Chutes. Donc, pendant plusieurs années, les affaires vont bien, car le bouche-à-oreille lui amène des clients. Son amour du travail soigné lui vaut une réputation enviable. Et il n’hésite pas à travailler le soir et la fin de semaine pour satisfaire un client. De toute manière, assurer sa propre sécurité l’amène souvent à consacrer plus de temps à la fabrication d’un meuble, ce qu’il accepte sans rechigner. Cependant, un ébéniste travaille avec des outils tranchants qui peuvent causer à l’occasion de petits accidents. « Je n’ai jamais eu de grosses blessures, dit-il dans une entrevue, mais je touche du bois!… »

Un ébéniste en action

Mais comment travaille un ébéniste qui perd peu à peu la vue ? Il n’a pas besoin de ses yeux pour identifier les essences de bois. Il impressionne les gens lorsque, au toucher ou à l’odeur, il affirme avoir sous la main du chêne, de l’érable ou du pin. Quant aux outils, il utilise les mêmes que les autres ébénistes, mais adaptés à sa situation particulière. Pour ce faire, il profite depuis 2000 des services du centre de réadaptation Interval de Trois-Rivières où il a rencontré, entre autres, une certaine Régine Simard (voir sa biographie). En fait, il a dû depuis 1983 adapter son travail à une vision qui diminue inexorablement. Ce qui l’aide à pratiquer son métier est le fait qu’il a appris l’ébénisterie alors que sa vue était encore assez bonne. Il ne pourrait pas, déclare-t-il en 2015, entreprendre une telle carrière avec son très faible résidu visuel.

Des outils qui parlent

Quels sont ses outils de base ? Un banc de scie, un corroyeur ou une dégauchisseuse pour redresser le bois, un planeur pour avoir du bois d’égale épaisseur, une scie radiale, etc. Il jouit d’une très bonne mémoire et se souvient ainsi de la grosseur et de la couleur des tournevis qu’il achète. Il a ses outils bien rangés dans son atelier, il lui faut maintenant s’en servir de façon efficace et surtout sécuritaire. Il place sur le bois des points de repère pour tailler les pièces au seizième de pouce près. Comme étalons de mesure, il a recours à de petits blocs de trois quarts ou sept huitièmes de pouce.

Afin de ne pas faire d’erreur, il emploie un ruban à mesurer sonore. Pour savoir si le travail a été bien fait ou pour déceler des imperfections, il passe lentement la main sur le produit fini. Comme aides visuelles, il dispose aussi d’une calculatrice parlante, d’une télévisionneuse et, depuis 2008, d’un ordinateur muni d’une synthèse vocale qui lui permettent de rédiger ses factures et de tenir ses dossiers à jour.

Se déplacer ou non

Pierre connaît parfaitement son atelier, aussi préfère-t-il y travailler au lieu de se rendre chez ses clients et apprivoiser chaque fois un nouvel environnement. « J’aime bien travailler tout seul dans mon coin », déclare-t-il. Oui, mais il y a un revers à la médaille. Parce qu’il a plus de mal qu’avant à se déplacer et à transporter son matériel, il veut tout faire dans son atelier, quitte à perdre des contrats dont il aurait bien besoin. La personne qui entre à l’Ébénisterie Les Chutes découvre avec surprise que Pierre Paquin ne la voit pas et encore moins son plan. Pour sa part, Pierre essaie de se faire un croquis dans sa tête d’après ce que lui dit le client. Il joue franc-jeu par rapport à ce qu’il peut faire et aux limites que lui impose son handicap. S’il se sent en mesure d’effectuer le travail demandé par son vis-à-vis, il doit se montrer convaincant avec lui. Depuis 1983, il a souvent gagné ce pari. Si les clients se font moins nombreux ces dernières années, la chose s’explique par la difficile situation économique autant que par son handicap visuel. Heureusement que Pierre, cet ancien « rat de bibliothèque », dispose de livres sonores qui lui permettent de passer le temps agréablement entre deux commandes.

Un client satisfait

Le propriétaire du bar le Monarque de Shawinigan, Claude Lafrenière, est un homme qui, après avoir embauché une serveuse noire, un évènement à Shawinigan !,  accorde un contrat de rénovation à un ébéniste aveugle. Laissons-le raconter la chose :

« J’étais renversé de voir ce qu’il pouvait faire. C’est vraiment exceptionnel ce qu’il fait. Quand je suis entré dans son commerce, je ne savais pas qu’il était aveugle, j’avais l’impression qu’il ne me regardait pas. Il me disait: « Je dois toucher ». J’ai compris qu’il était aveugle. En sortant de là, c’était clair dans ma tête que je lui donnais le contrat pour refaire mon bar. Et je n’ai pas été déçu. Je l’ai vu travailler dans son atelier et c’est impressionnant. Il faut lui lever notre chapeau, il est aveugle et il continue son métier1. »

Non, Claude Lafrenière n’est pas déçu. Il voit dans son commerce le résultat du travail de l’habile artisan: le bar, la moulure, des tables et des chaises remis à neuf.

« Je sais pas comment tu fais ! »

La vision de Pierre continue donc à baisser, le chiffre d’affaires également. N’empêche que son quotidien est parfois ensoleillé par une remarque du genre: « Je sais pas comment tu fais ! » C’est la plus belle chose qu’on puisse lui dire. Voilà pourquoi, depuis 32 ans maintenant, il se rend chaque matin à son atelier et persévère dans l’art de bien faire les choses. Quand l’artisan met la dernière main à un meuble et que le client s’en montre fort content, que demander de plus ? Pierre se sent alors véritablement utile et fier, d’autant plus qu’il exerce ce métier sans l’aide de ses yeux. Sourit-il à la pensée qu’il existe après tout des voyants maladroits, « incapables de planter un clou » ?…

Un mot de l’auteur

Les personnes intéressées à entendre et voir Pierre Paquin en action peuvent visiter son site Internet: www.ebenisterieleschutes.com.

Notes

  1. Cité dans Vaillancourt, Patrick, Travailler à l’aveugle, l’Hebdo du Saint-Maurice, 3 janvier 2015.                                                                                                               [mks_separator style= »solid » height= »2″]

Attention !

En terminant cette biographie, nous vous offrons une galerie de photos. Elle s’adresse aux parfaits voyants, aux semi-voyants, aux personnes conservant une vision modeste et aux aveugles. Il est un peu complexe de concevoir une galerie de photos pour une telle démographie. Voici donc le mode d’emploi :

Si vous avez l’usage de la vue et que vous utilisez une souris, il vous suffit de cliquer sur une photo, et alors, la galerie sera remplacée par une diapo grande format, où les photos se succéderont au rythme d’environ 5 secondes. Pour revenir à la galerie, cliquez sur l’icône X, en haut à droite.

Si vous disposez d’une vision modeste, si vous utilisez JAWS, si peut-être vous souhaitez faire une présentation à des amis voyants, alors suivez les consignes qui suivent. Chaque photo est agrémentée d’un LIEN GRAPHIQUE, visible et audible uniquement par les utilisateurs de JAWS. Faites ENTER sur ce LIEN GRAPHIQUE, et alors, la galerie sera remplacée par une diapo grande format, où les photos se succéderont au rythme d’environ 5 secondes. Pour revenir à la galerie, appuyez sur ÉCHAPPE.

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