POISSON, VALÉRIE, ou Chanter sa vie

Portrait de Valérie Poisson

« Lorsque nous passons le temps en faisant de la musique, quelque chose dans le temps cesse de passer »

(Pascal Quignard).

Le temps s’arrête chez les Poisson le 26 août 1987 lorsque Valérie fait son entrée sur scène à Montréal. Elle hérite à sa naissance d’une partie du handicap de sa mère aveugle et l’une de ses trois sœurs sera également touchée. Valérie est atteinte plus exactement d’une aniridie congénitale familiale, maladie détectée à la naissance et caractérisée en particulier par un iris à peine formé et un risque de développer des cataractes. Avant d’aller plus loin, précisons toutefois que Valérie n’a jamais eu besoin d’une canne blanche pour se déplacer.

Études primaires et secondaires

Elle a un an et demi quand la famille déménage à Trois-Rivières. C’est dans une école dirigée par les Ursulines qu’elle commence son primaire où elle aura une préférence pour les arts plastiques, le français et les mathématiques. Assise à l’avant de la classe, Valérie tente de lire ce qui est écrit au tableau et, à défaut d’y voir suffisamment, porte attention à ce que dit la religieuse. Il y avait, écrira Valérie, « une religieuse qui ne m’aidait pas et me croyait incapable, paresseuse et menteuse, alors que je n’avais que de la difficulté à voir et donc bien faire les travaux ». Ce dénigrement est heureusement compensé par l’affection que lui porte la directrice. Elle peut aussi à l’occasion compter sur une camarade qui prend des notes à sa place. Elle a quelques amis qui l’acceptent comme elle est, mais se croit rejetée par les autres. Plus tard, elle affirmera :

« Je sentais qu’on m’étiquetait soit comme quelqu’un d’anormal, quelqu’un qu’on prenait un peu par pitié ou quelqu’un dont il ne fallait pas être trop près pour ne pas tacher sa réputation ».

Moqueries

On imagine l’enfer qu’elle a pu vivre quand elle parle d’une fille en particulier, une fille bien populaire à l’école, qui avait déclaré aimer tout le monde sauf, on s’en doute, Valérie Poisson. Et celle-ci ajoute : « Des amies à elle me criaient souvent des insultes dans les toilettes. J’étais cachée derrière ma porte et je pleurais en silence pour qu’elles ne m’entendent pas ».

À cet égard, Valérie, d’une nature indépendante, décide très tôt de ne plus se soucier des élèves qui la regardent de haut sous prétexte qu’elle est handicapée, donc différente : « J’étais la fille aux petits yeux, dira-t-elle, qui a l’air de dormir et on criait avec dégoût mon surnom : Poisson ! ». Cette période difficile durera quelques années, puis Valérie sera de moins en moins sensible aux remarques blessantes à son endroit. Lors des examens, les religieuses lui accordent plus de temps pour les compléter. Valérie est en effet plus lente que les autres élèves, mais elle est animée d’une soif d’apprendre — elle emploie même le mot « acharnement » –, une soif d’apprendre qui lui fera franchir un à un les obstacles posés sur son chemin.

Survient un autre déménagement, cette fois à Saint-Hubert, sur la Rive-Sud de Montréal. Elle y achève son primaire et fait son secondaire, toujours dans des écoles régulières. L’école qu’elle fréquente au secondaire offre de l’aide aux élèves qui mettent plus de temps à assimiler les matières au programme. Or, parmi celles-ci, il y a bien sûr l’éducation physique. « En sport, avouera-t-elle, j’étais vraiment pas bonne et les gens le disaient bien ouvertement. » Elle se souviendra en riant du mal qu’elle avait à jouer au badminton ! L’Institut Nazareth et Louis-Braille (INLB) lui fournit une loupe. Elle reçoit un coup de pouce des enseignants à qui elle parle discrètement de son problème visuel, mais éprouve encore le sentiment d’être rejetée par la majorité des élèves. Toutefois, à la fin du 5ième secondaire, les railleries malveillantes telles que « Poisson, ouvre les yeux ! », entendues dans les corridors de l’école, n’atteignent plus leur cible.

Débuts en musique

La musique fait alors son apparition dans la vie de la jeune fille, ce qui plaît beaucoup à sa mère, elle-même musicienne. Valérie s’inscrit en effet à un programme « concentration musique » pour rattraper son retard dans cette matière. Elle s’initie à la clarinette et, dès l’âge de 14 ans, s’offre des cours de chant grâce à l’argent gagné avec de petits boulots, une initiative encouragée par ses parents. Avant d’apparaître en public comme clarinettiste ou chanteuse, elle est forcée de mettre sa mémoire à l’épreuve en apprenant les morceaux par cœur. Si elle utilisait un lutrin sur scène, elle devrait avoir les yeux rivés sur la partition, ce qui pourrait choquer les puristes.

Parce que la chorale dont elle est membre projette d’aller un été donner des concerts en France, les soixante-dix chanteurs et chanteuses sont invités à payer une partie des dépenses. Qu’à cela ne tienne : Valérie, qui se réjouit de traverser l’Atlantique à 16 ans, vend pour 900 $ de tablettes de chocolat! Si elle adore sillonner la France et goûter à ses fromages, elle se rebelle cependant contre le côté trop organisé du voyage. Toujours cette nature indépendante …

Deux diplômes d’études collégiales

Après le secondaire, elle poursuit ses études au cégep Saint-Laurent, pourtant fort éloigné de la maison familiale, problème qu’elle résoudra l’année suivante en déménageant à Montréal. Entre autres cours, dont un de mathématiques dites « enrichies », elle étudie le chant classique qu’elle mettra, et la chose peut sembler curieuse, du temps à apprécier pleinement. « Au début, racontera-t-elle, on ne croyait pas que je pourrais réussir en chant : on ne cessait de me dire que le physique compte beaucoup et, vu mes petits yeux, que je n’aurais pas de chance. » Les sceptiques allaient être confondus … Entre-temps, elle utilise un ordinateur, ce qui facilite l’exécution des travaux. L’appareil est le bienvenu, car Valérie a un agenda bien rempli si l’on ajoute à ses études les cours de clarinette et un emploi qui l’occupe plus de vingt heures par semaine. Malgré cela, elle parvient non seulement à obtenir son diplôme d’études collégiales en chant classique, mais elle en décroche un deuxième en composition électroacoustique! Et ce coup double sera suivi bientôt d’un autre.

Deux baccalauréats

Elle quitte donc le cégep avec deux diplômes au lieu d’un parce que cela peut lui « ouvrir plus de portes ». Elle passe aussitôt à la Faculté de musique de l’Université de Montréal. Là, elle met l’accent sur l’écriture de la musique et, bien sûr, le chant. Certains professeurs se montrent plutôt sympathiques envers cette jeune femme qui semble bien décidée à se tailler une place dans le monde très compétitif du chant classique. D’autres par contre n’aiment pas sa voix et ne croient pas en son potentiel. Ce n’est donc pas gagné d’avance. On imagine sans peine le temps fou qu’une vision déficiente oblige Valérie à consacrer à ses études. En fait, elle y met « trois fois plus d’énergie », dira-t-elle, que ses camarades de faculté. Qui parmi eux est contraint comme Valérie d’enregistrer un cours d’italien ou de théorie de la musique et de le réécouter une ou deux fois au complet ? Valérie ne sera d’ailleurs pas la seule, dans le cadre de nos biographies, à insister sur cette obligation de travailler beaucoup plus fort que les autres pour réussir ses études. Ici encore, la persévérance va porter fruit.

Après avoir, ainsi qu’elle l’avouera elle-même, « étiré pas mal » son baccalauréat au-delà de la durée normale — le « printemps érable » de 2012 y est pour quelque chose –, elle poursuit l’étude du chant classique en entreprenant tout simplement un deuxième baccalauréat, cette fois à l’Université Concordia. Pendant quelques mois, Valérie va jusqu’à fréquenter deux universités à la fois. Et, comme si ça ne suffisait pas, elle doit relever à Concordia un autre défi : améliorer sa connaissance de l’anglais, certains cours se donnant dans cette langue, indispensable à qui veut chanter ici et là sur la planète. Grâce à une bourse, elle trouve le temps de faire un stage en Allemagne, puis en fait un autre en France à titre d’artiste invitée à Culture et Handicap.

Maîtrise

Après deux baccalauréats, Valérie passe-t-elle à la maîtrise? Exactement: à l’automne 2014, elle s’inscrit à une maîtrise en chant classique à l’Université d’Ottawa tout en donnant des cours privés chez elle à Montréal. Sur son calendrier de 2016, un mois est entouré d’un cercle rouge: avril. C’est en effet en avril 2016 qu’elle présente un récital et une soutenance de récital devant ses professeurs. Ensuite, elle se lancera dans l’incontournable ronde des auditions.

Rêves

On ne sera pas surpris d’apprendre que Valérie étudie à l’Université d’Ottawa tout en faisant profiter des élèves de son savoir. C’est sans parler des nombreux projets, tous reliés au chant, qui mijotent dans sa tête, par exemple retourner en Allemagne, aller à Amsterdam ou Vienne pour perfectionner sa technique.

Désormais, elle ne s’interdit plus telle démarche parce qu’elle voit moins bien que les autres, elle veut mettre sa peur de côté, « ignorer le fardeau des jugements », selon ses propres mots. Elle souhaite aller de l’avant, vivre sa différence. Et ce n’est pas Julie Daoust, sa professeure de chant à Concordia, qui va dire le contraire.

« Son handicap, écrit Julie, ne semble pas mettre un frein à son apprentissage et son enthousiasme. Au contraire, par son entrepreneurship et sa créativité, elle se crée des opportunités pour s’épanouir musicalement. Le monde de l’art lyrique est, somme toute, un milieu très exigeant et je n’ai aucun doute que Valérie trouvera un créneau bien à elle. »

Pour Maurice Collette, un administrateur de la Fondation Hector-Cypihot qui a côtoyé Valérie à quelques occasions, c’est

« une jeune fille dynamique, déterminée, qui travaille très fort pour atteindre ses objectifs. Son rêve de faire une carrière dans le domaine du chant opératique est tout à fait possible ».

C’est, ajoute-t-il,

« une sorte d’étincelle auprès de ses collègues musiciens ».

Bref, la jeune soprano qui a joué le rôle de Barbarina dans Les noces de Figaro de Mozart (eh oui, elle a fait cela aussi!) est un vrai condensé d’énergie.

Selon la principale intéressée, qui a 26 ans lors de l’entrevue, le handicap qu’on tente d’abord de nier devient un jour un atout, une porte ouverte sur la sagesse. Une sagesse qu’on met une vie à acquérir, une sagesse, dit-elle,

« qui fait comprendre le monde et résulte en un amour de soi et de la vie ».

Attention !

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