RICHARD, BENOIT, ou L’homme derrière le comptoir

Portrait de Benoit Richard. 2015

« Lorsqu’on sourit à la vie, elle vous rend ses sourires »

(Jean-Claude Brialy).

Benoit Richard vient au monde le 15 janvier 1950 à Saint-Raphaël, un petit village situé entre Lévis et Montmagny. Son père y gère une ferme de subsistance où il élève des animaux. Comme sa ferme rapporte très peu, il est forcé d’aller bûcher dans les chantiers pour tenter de joindre les deux bouts. Le père de Gaétan Banville a dû faire la même chose.

Un sur huit

Benoit est aveugle de naissance à cause de cataractes congénitales. Sixième d’une famille de huit enfants, il sera le seul à devoir vivre avec une déficience visuelle. Opéré à 4 ans, il voit enfin le monde qui l’entoure et s’émerveille devant la grosseur des choses, à commencer par la grange. Il voit suffisamment pour rouler à bicyclette avec ses amis. Encore aujourd’hui, son oeil droit conserve un résidu visuel grâce auquel il peut se déplacer sans l’aide d’une canne blanche. Il se définit d’ailleurs comme un « semi-voyant fonctionnel ».

Le chemin de l’école

En 1958, Benoit a déjà 8 ans quand il entreprend le cours primaire. Il est en retard par rapport aux autres enfants du village. Il fréquente l’école du rang, distante d’un mille, trajet qu’il fait à pied quatre fois par jour, peu importe le temps. « Un mille à pied, ça use les souliers », c’est bien connu. Sa vision déficiente l’oblige à se rapprocher du tableau pour déchiffrer ce qui y est écrit. Lire des livres s’avère également compliqué bien qu’il soit affublé de grosses lunettes. Il ne dispose pas évidemment des aides visuelles d’aujourd’hui: en 1958, « c’était l’âge de pierre », dira-t-il.

Il essuie les quolibets de certains élèves, victime de cette cruauté innocente des enfants qui sont trop jeunes pour réaliser ce qu’être handicapé signifie réellement. C’est toutefois une situation qu’il ne vivra pas ailleurs puisqu’il étudiera ensuite dans deux écoles spécialisées.

Institut Nazareth

Voilà un nom qui revient souvent dans le cadre de nos biographies. Cette école montréalaise ouvre ses portes aux enfants malvoyants du Québec, les filles jusqu’à la 11ième année, les garçons généralement jusqu’à la 4ième. Benoit y arrive pour sa 2ième année. Il se rappelle encore avoir quitté son village le 10 septembre 1959, soit le jour même où se tiennent à Trois-Rivières les funérailles nationales de Maurice Le Noblet Duplessis, premier ministre du Québec, mort trois jours plus tôt lors d’un voyage à Schefferville. Le jeune garçon de Saint-Raphaël est le tout premier membre de sa famille à se rendre dans la métropole.

Quelle surprise pour lui de croiser à Nazareth autant de personnes handicapées de la vue, en particulier ces albinos dont il ignorait jusqu’à l’existence ! Le premier mois au pensionnat est plutôt difficile. Benoit a du mal à se concentrer, ce qui lui vaut quelques coups de règle sur les doigts. Mais il va s’y faire et composer avec la routine quotidienne. Assez débrouillard lui-même, il fait le lit d’un enfant qui ne l’est pas, en vertu du principe que le moins handicapé secourt celui qui l’est davantage.

Comme il est semi-voyant, il doit faire à l’occasion un brin de ménage, par exemple balayer les escaliers ou disposer les lits en ligne droite, pour prêter main-forte à deux religieuses, chargées de veiller sur une cinquantaine de garçons, dont certains ont aussi une déficience intellectuelle. Benoit apprend le braille, obligatoire, qu’il maîtrise assez bien en décembre pour lire les manuels scolaires. L’histoire du Canada et la géographie l’intéressent particulièrement. En compagnie d’autres enfants et de « grandes » d’une quinzaine d’années qui agissent à titre d’anges gardiens, il prend le train pour aller passer Noël chez lui. Les plus jeunes en profitent pour chahuter, heureux d’échapper pour une fois à la surveillance des religieuses et des parents.

Institut Louis-Braille

À partir de sa 4ième année, Benoit change de pensionnat: le voilà cette fois à l’Institut Louis-Braille de Longueuil, une école pour garçons uniquement. Il s’y sent mieux qu’à Nazareth, mange une meilleure nourriture, pratique davantage de sports avec une prédilection pour le hockey. Comme après lui Guy Cardinal, il apprécie énormément les cartes géographiques en relief du père Jacques Ouellette, « un génie dans ce domaine-là », affirme-t-il sans hésiter.

Cependant, en devenant un adolescent, il commence à être « un peu délinquant »; c’est en tout cas ce qu’il avouera longtemps après. Aux salles de classe, il préfère les sorties de groupe, notamment à Expo 67 que les élèves visitent plusieurs fois. De temps en temps, il passe la fin de semaine chez sa soeur, domiciliée rue Notre-Dame à Montréal. Lorsqu’il se déplace, il refuse d’employer une canne blanche sous prétexte qu’elle ne lui est d’aucune utilité.

Vêtu de l’uniforme de l’Institut, c’est-à-dire complet bleu marin et pantalon gris, il lui arrive de porter à la ceinture une mini-canne blanche pour s’identifier comme handicapé, mais cette canne n’a rien à voir avec celles d’aujourd’hui. Parce que le pensionnat et les études l’ennuient de plus en plus, il quitte l’Institut Louis-Braille en 10ième année et retourne chez ses parents.

Pension des aveugles

« J’ai pris ma pension avant de travailler », dit Benoit d’un ton amusé. Dans les années 60, une personne reconnue aveugle par un spécialiste peut encore, à 18 ans, recevoir la « pension des aveugles » du gouvernement du Québec, une politique instaurée par Maurice Duplessis. Benoit touche donc 75 $ par mois, une jolie somme pour un jeune homme issu d’un milieu modeste et qui dispose ainsi d’argent de poche.

La belle vie

Après avoir vécu de nombreuses années au pensionnat, Benoit veut vivre sans contraintes. Il se lève tard, écoute des films à la télévision, sort la fin de semaine avec ses amis… « C’était la belle vie », se rappelle-t-il avec un brin de nostalgie.

Terres à bois

Un an plus tard, il se joint à deux de ses frères et commence à travailler sur les terres à bois de son père, ce dernier se montrant bien content de cette aide imprévue. Levé tôt, Benoit « corde de la pitoune » avec un crochet. Parce qu’il n’y a pas de tracteur à la ferme, le père et ses fils recourent à des chevaux pour transporter le bois. L’hiver, quand il fait trop froid, hommes et bêtes se reposent. Benoit aime bien travailler au grand air, mais sait qu’il ne fera pas ça toute sa vie.

Débuts avec l’INCA

En octobre 1970, il loue une chambre dans le Vieux-Québec. Pourquoi avoir choisi de vivre en ville ? L’Institut national canadien pour les aveugles (INCA), bureau de Lévis, lui a offert un emploi dans une cantine gérée par les Services CaterPlan, la division commerciale mais sans but lucratif de l’INCA. Ça ne paie pas beaucoup, toutefois Benoit accepte la proposition et se retrouve dans un bureau de poste, rue Buade, à côté du Château Frontenac. Une partie y est aménagée en cantine ou en ce que nous appellerions aujourd’hui un dépanneur.

Installé derrière son comptoir, il vend chips, eaux gazeuses, petits gâteaux, etc. Il fait lui-même les commandes aux fournisseurs. Son contrat stipule qu’il peut déjeuner et dîner gratuitement à la cafétéria de l’immeuble, administrée aussi par CaterPlan. Le souper lui coûte moins de 1 $ au casse-croûte d’une tabagie toute proche, après quoi il va boire une bière à la taverne avec des amis. Saint-Raphaël étant assez rapproché, il peut s’y rendre assez vite en autobus.

Parlement

Il occupe dès mai 1971 le même emploi dans le dépanneur très achalandé de la cafétéria du Parlement où il utilise sans problème des caisses enregistreuses manuelles. Parmi les nombreux clients, il se souvient d’avoir servi des députés et, un jour, un certain Robert Bourassa.

Hôpital 1

Toujours parrainé par l’INCA, il va passer cinq ans à l’hôpital du Christ-Roi. Cette fois-ci, il exerce son métier dans une boutique de cadeaux où l’on peut acheter aussi du café, des sandwichs et, évidemment, des cigarettes. Au bénéfice des lecteurs plus jeunes, signalons que les fumeurs pouvaient alors se procurer des cigarettes dans certains hôpitaux et les pharmacies. Parce que Benoit habite encore dans le Vieux-Québec, il doit chaque jour voyager en autobus pour se rendre à l’hôpital, situé à Ville Vanier.

Montréal

À 26 ans, Benoit choisit l’aventure et part pour Montréal sans savoir où il va loger. En fait, il vivra d’abord avec deux amis, puis aura d’autres colocataires et enfin, à compter de 1979, partagera un appartement avec Marjolaine, une jeune femme également handicapée de la vue qu’il a connue à Québec et qui travaillera, notamment, à l’INCA sous les ordres de Pierre Saint-Onge. Marjolaine est toujours la compagne de Benoit.

Hôpital 2

À Montréal, nous le retrouvons encore une fois dans un hôpital, l’Hôtel-Dieu, rue Saint-Urbain. Pendant les quatre ans passés au dépanneur de la cafétéria, il vend, entre autres, énormément de cigarettes. C’est à l’Hôtel-Dieu qu’il commence à se promener sur les étages avec un chariot. Il arrive à l’occasion qu’il doive se faufiler entre les civières de l’urgence !

Hydro-Québec

Après avoir fait des remplacements ici et là, il est amené à travailler au dépanneur installé au rez-de-chaussée de l’immeuble d’Hydro-Québec, boulevard Dorchester, rebaptisé plus tard René-Lévesque. Il ignore qu’il y passera la majeure partie de sa vie professionnelle. L’INCA est toujours son véritable employeur, mais cela va changer bientôt.

Servibec

La syndicalisation des employés de l’INCA connaît des ratés de sorte que le dépanneur où travaille Benoit ferme pendant quelques mois. En 1982, l’INCA se départit de CaterPlan au Québec. Après une longue et difficile grève de quatre mois, le nouvel employeur de Benoit est la compagnie Servibec, et ce, jusqu’en 1997. Cette compagnie n’est liée en rien avec l’INCA. En plus de s’occuper du dépanneur, Benoit promène parfois son chariot sur les étages.

Employé d’Hydro-Québec

La compagnie Servibec ayant périclité, Hydro-Québec devient l’employeur de Benoit. De temps en temps, ce dernier, dans son uniforme de travail, donne un coup de pouce au personnel de l’énorme cafétéria. Au dépanneur, l’une de ses tâches consiste à valider les billets de loterie. Pour ce faire, il va manipuler au moins quatre types différents de valideuse. Chaque fois que change la technologie, Loto- Québec lui offre un cours personnalisé. Il aime ce travail où il est souvent seul, car il a l’agréable impression d’être son propre patron. Ses vrais patrons le considèrent comme un employé et non comme un employé handicapé.

Un heureux retraité

« L’hiver, ça ne me tentait plus de me lever le matin », avoue Benoit. Ayant pris sa retraite d’Hydro-Québec au printemps 2014, il coule des jours paisibles avec Marjolaine, retraitée aussi. Il aime regarder la télévision, surtout les émissions de sport. Il prend depuis longtemps un grand plaisir à faire la cuisine, aidé en cela par un frère cuisinier. Et que dire de l’accordéon dont il a appris à jouer par lui-même ! Chaque année, il se fait entendre lors des dîners-bénéfice tenus à Hydro-Québec. S’il le fallait absolument, il pourrait entreprendre une seconde carrière comme musicien, mais la retraite se révèle trop agréable pour qu’il y renonce.

Marjolaine ne pouvant plus se déplacer facilement à cause de problèmes de dos, Benoit voyage désormais avec des amis. Il a visité ainsi la Californie, Cuba et Haïti. René Lafontaine, qui le connaît depuis l’âge de 6 ans et qui a lui aussi une déficience visuelle, témoigne:

« j’ai eu l’occasion de voyager deux fois avec lui. En effet, nous avons fait en 1983 un magnifique voyage de deux semaines en Haïti; et, en 2014, trente ans plus tard, nous sommes allés à Cuba pour deux autres belles semaines. »

Dans les aéroports, Benoit, qui ne s’affiche pas comme une personne handicapée, demande si nécessaire un coup de pouce aux employés. Il n’a pas de mal à recevoir de l’aide dans la mesure où lui-même est ouvert aux autres et fait preuve d’autonomie.

Non, son handicap ne l’empêche pas d’accomplir des choses, ce n’est pas une excuse pour ne rien faire. Après avoir mené à bien telle ou telle activité, il peut mieux savourer le temps qui passe.