RICHARD, JOCELYNE, ou L’histoire d’une passion

Portrait de Jocelyne Richard. 2014

« Dans la vie, tu as deux choix le matin : soit tu te recouches pour poursuivre ton rêve, soit tu te lèves pour le réaliser »

(Walt Disney).

En 1952, l’Union nationale de Maurice Duplessis est reportée au pouvoir. Le 5 mai, à Gatineau, qui s’appelle à l’époque Pointe-Gatineau, naît Jocelyne Richard, et elle le fait à la maison, « bien pressée de venir au monde », dira-t-elle dans une entrevue. Jocelyne est la dernière d’une famille de trois enfants et la seule à avoir un handicap visuel. Selon la légende familiale, la grand-mère aurait assez tôt décelé un problème chez la fillette, car celle-ci n’arrivait pas à la regarder dans les yeux quand elle lui parlait. Une fois consultés, des spécialistes d’Ottawa, Hull, Montréal et Québec se disent incapables d’émettre un diagnostic, et ce, au grand désespoir de la mère.

Diagnostic

Beaucoup plus tard, c’est-à-dire au début des années 90, Jocelyne devait transmettre la maladie à son fils. Il aura fallu qu’elle soit mère à son tour pour savoir enfin de quel handicap visuel il s’agissait. Malgré son profond scepticisme envers les « spécialistes », on réussit à la convaincre de s’adresser à un chercheur de l’Hôpital général pour enfants de Montréal qui, lui, met un nom sur cette mystérieuse maladie oculaire : l’amaurose congénitale de Leber.

Institut Nazareth

Mais revenons à Pointe-Gatineau, au moment où la fillette doit pour la première fois prendre le chemin de l’école. Afin qu’elle puisse faire sa première communion et sa confirmation dans son patelin d’origine — la pratique religieuse était beaucoup plus répandue à ce moment-là –, elle est inscrite en première année dans une école régulière. Puis, Jocelyne n’y voyant vraiment pas suffisamment, c’est le passage obligé à une école spécialisée et il n’y en a qu’une. Sur les conseils de la représentante de l’Institut national canadien pour les aveugles (INCA) dans l’Outaouais, Jocelyne devient à 7 ans pensionnaire à l’Institut Nazareth, maison d’enseignement destinée principalement aux filles, les garçons y étant acceptés jusqu’à l’âge de 12 ans seulement. L’Institut est géré par les Sœurs Grises et logé depuis 1940 boulevard Crémazie à Montréal. À peine installée dans son nouvel environnement, Jocelyne va très vite souffrir d’être ainsi séparée de sa famille, en particulier de sa mère. Elle avouera plus tard avoir vécu « un grand déchirement ». Ce sentiment d’isolement devait s’accroître à compter de la 2ième année, les parents ne pouvant plus venir la voir chaque dimanche, jour de parloir, à cause de la longueur du trajet.

Autonomie

Dès son arrivée à l’Institut Nazareth, Jocelyne réalise qu’elle est plus autonome que bien des enfants autour d’elle, ce qui se révèle tout de suite un précieux avantage. Les pensionnaires, admis souvent dès l’âge de 6 ans, doivent se débrouiller seuls dans l’exécution de certaines tâches. Tout en leur offrant une éducation semblable à celle que reçoivent les autres enfants, les religieuses cherchent en effet à développer leur autonomie afin qu’ils puissent faire face aux nombreux défis de la vie quotidienne et, plus tard, du moins elles l’espèrent, subvenir à leurs propres besoins.

Grandeur et misère de l’Institut

Selon Jocelyne, l’atmosphère au pensionnat n’est pas toujours au beau fixe car les religieuses, soumises elles-mêmes à de dures conditions de travail, infligent à l’occasion des privations de nourriture ou des châtiments corporels aux enfants qui mettent plus de temps à assimiler les règlements de l’institution, règlements qui allaient s’assouplir avec la « révolution tranquille » des années 60. On aura compris que Jocelyne ne garde pas un souvenir impérissable de ses années de pensionnat.  

Toutefois, elle nuancera son jugement en se demandant si ce n’est pas là, au milieu d’enfants vivant une détresse pareille à la sienne, que serait née sa vocation de travailleuse sociale, ce besoin constant de veiller au bien-être des plus démunis. Cela est d’autant plus possible que les religieuses demandaient aux « anciens » de parrainer les nouveaux venus.

« Chez les fillettes, écrit Suzanne Commend, la nouvelle devient la fille de la pensionnaire plus âgée qui peut ainsi cultiver sa fibre maternelle1. »

Ce parrainage se révèle très utile lors des déplacements dans la bâtisse, car garçons et filles, même aveugles, ne disposent pas d’une canne blanche.

Braille, musique, etc.

Mais nous sommes encore loin de la travailleuse sociale. Pour le moment, elle étudie sagement le braille, matière obligatoire pour tous les enfants séjournant à l’Institut. Elle reconnaîtra d’ailleurs avoir appris dans ce lieu clos bien d’autres choses qui allaient lui servir dans sa vie d’adulte : « faire à manger, le tricot, la musique, le chant ». Il n’est pas étonnant que la musique soit mentionnée ici puisque l’Institut Nazareth, rappelons-le, était renommé pour la qualité de son enseignement musical, au point que les journaux en ont déjà parlé comme du « véritable conservatoire de Montréal ». Mais Jocelyne ne deviendra pas une musicienne comme une autre pensionnaire qui l’a précédée à l’Institut, Nicole Trudeau (voir sa biographie).  

5ième secondaire en Outaouais

Jouissant d’une excellente mémoire, Jocelyne poursuit donc son éducation jusqu’au 5ième secondaire qu’elle va faire, pour son plus grand bonheur, dans son coin de pays, l’Outaouais. C’est également là qu’elle entamera, en 1971, ses études collégiales. Notons qu’au cégep et plus tard à l’université, elle doit, comme d’autres étudiants handicapés des années 70, suivre ses cours et faire ses travaux sans toutes les aides visuelles qui allaient faire leur apparition plus tard : « On était aux bobines! », se souvient-elle en riant. Cependant, en dépit de l’absence de services spécialisés, elle peut, par son entregent même, compter sur la générosité de camarades de classe qui se font lecteurs bénévoles et qui parfois y trouvent leur profit.

UQAM : le travail social contre vents et marées

Se sentant surprotégée dans son milieu familial et utilisant maintenant une canne blanche, elle décide de poursuivre ses études dans une université montréalaise. Elle se rendra vite compte que l’atmosphère y est moins conviviale qu’en Outaouais et que se déplacer dans une grande ville peut ressembler à un sport extrême. Elle devra en outre se battre pour être acceptée en travail social à l’Université du Québec à Montréal. L’anecdote vaut d’être racontée.

Le recteur en personne tient à la rencontrer et se déclare indécis quant à son admission, sous prétexte qu’une autre personne aveugle avait l’année précédente abandonné le cours et « perdu son argent ». Un peu plus tard, Jocelyne apprend par une lettre que le cours est comme par hasard contingenté. Tenant mordicus à faire son baccalauréat et voulant prouver que les personnes handicapées visuelles ne sont pas toutes faites sur le même moule, elle contre-attaque en faisant appel à nul autre que le Protecteur du citoyen. L’affaire est réglée en une semaine : elle gagne sa cause et est finalement admise en travail social. C’est son « premier combat », et sa première victoire, contre ce qui ne s’appelait pas encore de la discrimination. Une fois son baccalauréat terminé, elle ne pourra s’empêcher de retourner voir le recteur qui avait hésité à accepter sa candidature et à le mettre devant le fait accompli. Il y a de ces batailles qui forgent le caractère et donnent une assurance dont on peut avoir besoin quand la vie vous a fait naître handicapé.

Stages

Dans le cadre de ses études universitaires, elle fait des stages auprès de personnes âgées et au centre de réadaptation Lucie-Bruneau, ce qui lui fait connaître différents types de handicap. Elle est ainsi encouragée à aller plus loin dans son propre cheminement en rencontrant quotidiennement des personnes handicapées qui font preuve à l’occasion d’une grande débrouillardise. Bref, tout cela l’incite à poursuivre dans la voie qu’elle a choisie.  

Alors qu’elle travaille dans le cadre d’un programme visant à faire sortir des enfants malvoyants de Montréal durant l’été, elle précède sans le savoir la fondation à l’automne 1980, par notamment Pierrette et Daniel Doyon, de l’Association québécoise des parents d’enfants handicapés visuels (AQPEHV). Celle-ci devait militer, entre autres, pour l’amélioration des services scolaires adaptés.

Le milieu de la déficience visuelle

Jusqu’aux années 70, Jocelyne n’a pas vraiment côtoyé de personnes ayant un handicap visuel, mais elle va s’y mettre alors que de nouveaux joueurs font leur apparition dans ce milieu. Il s’agit d’abord du Regroupement des aveugles et amblyopes du Québec (RAAQ) fondé en 1975 puis, en 1981, du Regroupement des aveugles et amblyopes du Montréal métropolitain (RAAMM). Elle se lie d’amitié avec un groupe gravitant autour d’André Hamel, lui aussi étudiant à l’Université de Montréal, et dont la persévérance devait déboucher sur la fondation en 1976 de La Magnétothèque. Ses employés et bénévoles ont permis d’accroître sensiblement le nombre de livres adaptés au Québec.

Premier travail

Après ses stages, Jocelyne met un peu de temps à trouver du travail, les employeurs se montrant réticents à embaucher une personne qui, quoique qualifiée, n’en est pas moins… aveugle, donc probablement incapable selon eux de s’acquitter de ses tâches aussi bien qu’une personne voyante. Jocelyne profite heureusement du fait que les années 70 sont une période d’effervescence pour la mise sur pied de projets parrainés par les gouvernements fédéral et provincial. Elle est en effet engagée en 1977 comme travailleuse sociale dans un projet de trois ans, financé par le fédéral et qui cherche à répertorier des emplois pouvant être occupés par des personnes handicapées. Jocelyne et ses camarades de travail vont se consacrer fébrilement à la tâche par des interventions dynamiques auprès des employeurs, de la Chambre de commerce, etc. « On en a brassé des affaires », dira-t-elle avec un ton de fierté dans la voix.

1980 : gouvernement du Québec

L’année 1980 marque une étape décisive dans la vie de Jocelyne : elle entre au service du gouvernement du Québec. Elle décroche un emploi au Centre de santé et services sociaux du Montréal métropolitain où sa clientèle est constituée d’adultes en perte d’autonomie. À ce moment-là, les personnes handicapées sont loin d’avoir toute l’aide qu’elles reçoivent aujourd’hui, en 2014. Jocelyne va dès son entrée en fonction se battre pour qu’on mette sur pied des services adaptés à cette importante clientèle. Le programme AMÉO (Aides mécaniques, électroniques et optiques) en étant à ses premiers balbutiements, Jocelyne utilise un dictaphone au bureau. Canne blanche à la main et tablette braille dans son sac, elle va évaluer ses clients à domicile et, revenue au bureau, complète les formulaires requis. Elle affirmera plus tard avoir été très bien accueillie en tant que seule employée aveugle. Il faut dire ici que sa bonne humeur y a été pour beaucoup. Louise Couture, sa collègue pendant de nombreuses années, évoquera son dynamisme, sa capacité organisationnelle et sa débrouillardise. Aussitôt qu’elle la rencontre, elle constate chez elle une « force de caractère hors du commun ».

CLSC Montréal-Nord

Après son congé de maternité et une réforme du réseau de la santé, elle est affectée en avril 1993 au CLSC Montréal-Nord. Elle est surprise, voire bouleversée, de constater à quel point, durant son absence, la technologie a progressé en matière d’aides visuelles. Elle se demande même si elle pourra relever ce nouveau défi. Elle doit apprivoiser un nouvel outil de travail, incontournable et sans cesse en évolution, l’ordinateur. Elle peut toutefois compter sur l’aide constante de ses collègues en cas de pépin.

Au CLSC, elle dessert une clientèle formée de ces personnes qu’on dit âgées et qui demandent une approche différente. Jocelyne les trouve au début « malcommodes et haïssables » parce qu’elles sont offusquées qu’on ose leur envoyer une personne aveugle. Cependant, la facilité avec laquelle Jocelyne tisse des liens fait qu’elle réussit à dédramatiser la situation. À chaque problème on trouve une solution. Au CLSC, le maintien à domicile relève d’une équipe multidisciplinaire. Jocelyne ne compte pas ses heures, allant même jusqu’à magasiner le soir pour dépanner des personnes très démunies qui ne savent pas à qui d’autre s’adresser et à qui elle ne peut pas dire non.

Son travail au CLSC est la suite logique d’un engagement pris dans les années 80. En effet, elle a été, entre autres, la porte-parole d’un groupe qui exigeait de meilleurs services en matière de maintien à domicile. Elle a même présidé l’organisme « Nous nous intégrons en commun » qui revendiquait justement des services à domicile de qualité pour les personnes handicapées, quel que soit leur handicap, et pas seulement de 9 à 5 ! Selon Louise Couture, on sentait chez elle « un réel souci d’équité et de justice sociale pour l’humain avant tout ».

Retraite

Faisant le bilan de sa vie, Jocelyne Richard recourt à une image qui traduit bien sa philosophie. Pour elle, une personne aveugle, devenue adulte, se trouve devant deux chemins : celui de droite mène à des montagnes qu’il faut gravir et celui de gauche à… la chaise berçante. Elle a décidé très tôt d’emprunter le premier et ne l’a jamais regretté. Le travail social a été une passion qui est restée telle jusqu’à la fin. À propos de sport et de bénévolat, signalons que Jocelyne préside depuis 2014 l’Association des sports pour aveugles de Montréal (ASAM). Mais Jocelyne est néanmoins très heureuse d’avoir pris sa retraite. Pourquoi ? Parce qu’elle a décidé de partir au moment où, à son avis, la bureaucratie se faisait de plus en plus lourde, l’informatique plus sophistiquée, sans parler du stress qui en résultait. Durant sa carrière, elle a combattu les préjugés envers les personnes qui ont un handicap. Pourtant, elle doute qu’un employeur soit à leur égard aussi ouvert maintenant qu’on l’a été avec elle en 1980. Faisons, si vous voulez bien, un petit voyage dans le temps. C’est un bel après-midi de juillet 2013. Un livre de Dany Laferrière porte le titre suivant : Le charme des après-midi sans fin. Eh bien, c’est tout à fait ça. Nous sommes assis dans la cuisine d’été de Jocelyne. Postés dans les arbres autour de la piscine, des oiseaux se transmettent les dernières nouvelles du monde. Ce sont les images d’une vie paisible. C’est ainsi que s’écoulent dorénavant les jours de Jocelyne, entre la cuisine et le sport en passant par le bénévolat et les voyages.

Ajoutons à cela l’entretien du jardin. Au printemps, Jocelyne engage quelqu’un pour le désherber. Elle achète ses herbes et les identifie en braille et celui-ci se retrouve dans son jardin comme au Jardin botanique. Jocelyne essaie des choses, quitte à commettre des erreurs. Ah! S’il existait un projet pour non-voyants sur l’art d’aménager sa cour! Peu importe, Jocelyne aimerait cultiver une autre parcelle de son terrain. Quant à la grosse vigne, elle monte trop haut pour la propriétaire des lieux et est entretenue par une personne… plus grande qu’elle.

Comme nous le constatons, le stress de la performance, les sempiternels formulaires à remplir, c’est de l’histoire ancienne, une autre vie a commencé pour Jocelyne Richard.

Notes

  1. Commend, Suzanne, Les instituts Nazareth et Louis-Braille, 1861-2001 : une histoire de cœur et de vision, Septentrion, 2001, page 71.[mks_separator style= »solid » height= »2″]

Attention !

En terminant cette biographie, nous vous offrons une galerie de photos. Elle s’adresse aux parfaits voyants, aux semi-voyants, aux personnes conservant une vision modeste et aux aveugles. Il est un peu complexe de concevoir une galerie de photos pour une telle démographie. Voici donc le mode d’emploi :

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