TREMBLAY, NICOLÉA, ou Un devoir de justice

Portrait de Nicoléa Tremblay

« Tu ne pourras évoluer à moins d’essayer d’accomplir quelque chose au-delà de ce que tu as déjà réalisé »

(Ralph Waldo Emerson).

14 juillet 1950. Ce jour-là, naît à Saint-Hubert, sur la Rive-Sud de Montréal, Nicole Tremblay. Alors, demanderez-vous, pourquoi Nicoléa ? Vous le saurez bientôt, mais nous emploierons à partir d’ici le prénom Nicoléa. Rappelons d’abord aux amateurs d’histoire que le Québec de 1950 est gouverné par l’Union nationale de Maurice Duplessis.

Le handicap

Nicoléa est à sa naissance handicapée de la vue. Laissons-la expliquer la chose :

« Mon grand-père du côté paternel, mon père et un oncle m’ont transmis des cataractes congénitales, strabisme, nystagmus et compagnie. C’est rare qu’une personne handicapée de la vue ait un seul bobo aux yeux. Heureusement, j’avais un résidu visuel. Je suis maintenant hypermétrope d’un oeil, myope de l’autre. »

Enfant unique, elle a la chance, comme elle le dit, de « tomber dans une famille où la surprotection n’existe pas ». Il n’est pas question de se cacher derrière son handicap pour se soustraire à une tâche quelconque. Elle apprend donc assez jeune à être responsable et devient très débrouillarde, voire un brin téméraire. Par exemple, elle roule à bicyclette sur le Chemin Chambly, moins achalandé, c’est vrai, à l’époque.

Le bénévolat: une tradition familiale

Avant d’aller plus loin, disons quelques mots sur le bénévolat que Nicoléa pratiquera abondamment. La famille Tremblay est avantageusement connue à Saint-Hubert. Pour ses grands-parents, très impliqués dans la paroisse, rendre service est tout naturel. Nicoléa a donc très tôt la piqûre du « dévouement », pour employer un mot qu’on n’entend plus beaucoup selon elle.

Pourquoi Nicoléa ?

Nous y arrivons: oui, pourquoi ce prénom ? Bien que notre héroïne ait été baptisée Nicole, elle a un grand-père qui va l’appeler Nicolas jusqu’à la fin de sa vie. Aurait-il préféré avoir un petit-fils ? Toujours est-il qu’un jour, Nicole décide de changer son prénom pour Nicoléa.

« J’adorais mon grand-père, avoue-t-elle, autant qu’il m’adorait lui-même et sa mort a été une très grande perte dans ma vie. »

«C’est surtout, poursuit-elle, lors de mon passage au CLSC Longueuil-Est que j’ai commencé à ajouter un A à mon prénom, une autre intervenante du même nom que moi étant venue me rejoindre au maintien à domicile. Il fallait trouver un moyen de nous différencier. Une stagiaire me suggéra de lier le A au E pour faire Nicoléa. J’ai donc adopté ce prénom et, en 2009, je fis la demande officielle de changement de mon prénom, ce qui fut accepté. »

Nazareth de père en fille

Nicoléa a 6 ans et demi quand ses parents l’inscrivent à l’Institut Nazareth de Montréal. Elle y sera pensionnaire, ainsi que son père et son oncle Bernard avant elle, et y restera jusqu’à sa 11ième année. Ayant été élevée surtout par ses grands-parents, elle a toujours été séparée de son père et de sa mère qui, eux, vivaient et travaillaient dans le quartier Rosemont à Montréal.

Le fait d’être pensionnaire n’a certes pas aidé à tisser des liens familiaux « tricotés serrés » ! Nicoléa se réfugie dans une sorte de cocon pour ne pas avoir mal, même si encore aujourd’hui, elle vit avec un sentiment d’abandon et de solitude.

Elle accomplit sagement ce qu’elle doit faire. Le devoir avant tout ! Sa débrouillardise lui est très utile. Habile de ses mains, un autre trait de famille, elle apprend à tricoter à 5 ans.

« Dans ma petite enfance, raconte-t-elle, avec mes grands-parents et ma tante Cécile, j’ai été plongée dans un univers d’artisanat, de couture, ma tante Cécile étant couturière. D’où mes intérêts pour le travail des artisans et le monde de la mode. La cuisine, prenait aussi une très grande place et les repas dominicaux ont perduré pendant plusieurs années, d’où peut-être mon goût pour cuisiner et recevoir autour d’un bon repas. Je peux me qualifier de gourmande, gourmet, bref épicurienne. J’avoue que c’est l’un de mes péchés mignons. »

Les religieuses

Que dire maintenant de ses rapports avec les religieuses ? Ils sont plutôt bons, d’abord parce qu’elle se conforme aux directives, ensuite et surtout parce que son père est connu et habite assez près. Toutefois, elle voit des soeurs maltraiter des enfants sans défense dont les parents ont le tort de vivre loin de la métropole. C’est peut-être là que se développe chez elle le sens de la justice. L’atavisme familial l’amène à se ranger du côté des plus vulnérables. Aussi devient-elle la marraine de fillettes lourdement handicapées.

Paresseuse, mademoiselle ?

Et l’activité physique dans tout cela ? Si Nicoléa se montre très bonne en gymnastique, elle s’épuise rapidement. Voilà pourquoi les soeurs la traitent de paresseuse. Elle les croit, ce qui la pousse à en faire toujours plus. Longtemps après Nazareth, elle apprendra qu’elle a un problème de thyroïde. Bref, c’est « une éternelle fatiguée » qui court ici et là.

Bilan

Nicoléa dresse néanmoins un bilan positif de son long séjour à l’Institut Nazareth. Ainsi, elle affirme :

« Les religieuses dispensaient une éducation peu commune. Une 11ième année à Nazareth, c’était beaucoup plus qu’une 11ième année. Les religieuses nous ont permis de développer de très nombreux intérêts et compétences, tant intellectuels que sur le plan de l’autonomie. Cependant, j’avais du mal à assimiler les matières traditionnelles, faisant de moi presque à coup sûr une bonne dernière de classe, mais pas par manque d’effort ou d’application. Mes notes étaient très basses. Je me valorisais en aidant les autres. Pourtant, je suis très curieuse et j’ai toujours aimé apprendre. Malgré tout, quand je suis arrivée au cégep, j’ai constaté que j’en savais plus que les autres. »

Retour à la maison

En 1969, elle retourne chez ses parents qui habitent toujours la rue Louis-Hébert dans le quartier Rosemont. Son père rêve de la voir téléphoniste à Bell Canada qui emploie déjà plusieurs personnes handicapées de la vue. Mais Nicoléa n’est pas bilingue et ce genre d’emploi ne l’attire pas. Étant lui-même handicapé, son père se soucie évidemment de l’avenir de sa fille. Comme il travaille depuis l’âge de 12 ans, il refuse qu’elle connaisse une vie pareille à la sienne.

« Ma petite fille, lui répète-t-il souvent, c’est pas parce que t’es handicapée visuelle que tu feras rien dans la vie. »

C’est sans doute, affirme Nicoléa, le plus bel héritage qu’il lui ait laissé.

INCA

Nicoléa obtient son tout premier emploi en 1971, non à Bell Canada, mais à l’Institut national canadien pour les aveugles (INCA). Bien que son anglais soit « pitoyable », elle fait un stage de 6 mois à Toronto, puis se retrouve au bureau de Montréal. Son patron estime avantageux qu’elle puisse se rendre toute seule chez les clients.

« Tous les aspects de la réadaptation, dit-elle, sont enseignés: activités de la vie quotidienne (AVQ), activités de la vie domestique (AVD), braille, dactylographie, orientation et mobilité. »

Au début des années 70, le transport adapté n’existe pas encore. Par ailleurs, Nicoléa n’utilise pas de canne blanche. Après ses visites, elle rédige ses rapports dans l’autobus avec tablette braille et poinçon.

Mutée au bureau de Sherbrooke, elle travaille sous les ordres de monsieur Campeau, un homme qu’elle qualifiera d’« extraordinaire ». C’est à Sherbrooke qu’elle se marie en 1973 et que sa fille vient au monde un an plus tard.

En 1974, la petite famille revient sur la Rive- Sud de Montréal et finit par s’installer à Longueuil. Nicoléa reprend le travail au bureau de l’INCA, rue Guy à Montréal, mais sa clientèle est désormais celle de la Montérégie.

CSS Richelieu

1975 marque une date charnière pour le milieu de la déficience visuelle. Le gouvernement du Québec confie le secteur de la réadaptation à l’Institut Nazareth et Louis-Braille (INLB), nouvellement créé. Touchée par ce qu’elle appelle le « grand chambardement », Nicoléa quitte l’INCA et se retrouve au centre de Services sociaux Richelieu dont le bureau est à Longueuil.

Cette fois, elle exige que sa clientèle rassemble toutes les personnes handicapées, peu importe leur handicap. Il lui paraît évident de les sortir de chez elles et de leur permettre de travailler comme tout le monde, de les considérer comme des personnes « à part entière ». Réaliste, Nicoléa ?

« Pour moi, oui, répond la principale intéressée. À cette époque, je pensais même qu’une personne handicapée qui ne travaillait pas était en réalité une personne qui ne voulait pas travailler. Le marché de l’emploi était alors beaucoup plus ouvert et la technologie n’avait pas encore supplanté l’aspect humain du travail. »

Retour aux études

Voulant aller plus loin dans son domaine et une 11ième année ne suffisant plus, Nicoléa s’inscrit au cégep Marie-Victorin de Montréal grâce au soutien du CSS Richelieu, « À cette époque, dit-elle, nous pouvions être libérés du travail sans pénalité salariale pour retourner aux études.»  Dès le premier cours, elle explique sa situation aux professeurs et leur dit ce dont elle a besoin. Il lui faut expliquer sa situation, car elle se déplace sans chien-guide ou canne blanche, donc ne s’affiche pas comme handicapée. À l’Institut Nazareth, elle avait notamment appris à taper au dactylo, ce qu’apprécient beaucoup ses camarades de classe lors des travaux d’équipe. Les choses se passent bien et elle obtient son diplôme de technicienne en assistance sociale.

CLSC

L’année 1985 marque une autre étape dans la vie professionnelle de Nicoléa. Les CLSC élargissent leur mandat et les CSS deviennent des centres jeunesse. Nicoléa est alors « parachutée » dans le CLSC de Longueuil-Est tandis que son nouveau conjoint, également travailleur social, se retrouve dans celui de Longueuil-Ouest. Affectée au maintien à domicile, elle a comme clientèle non seulement les personnes handicapées, mais aussi les personnes âgées, les familles en difficulté, les malades chroniques et ceux en phase terminale.

Épuisement

Toutefois, elle est à peine installée au CLSC qu’elle veut en partir. Pourquoi ? En 1986, elle souffre d’épuisement et décide de quitter le réseau des affaires sociales. On l’aura compris : cette Nicoléa est loin d’avoir un plan de carrière.

« La vie, déclare-t-elle, m’a toujours amenée vers autre chose. Je suis une fille qui carbure aux projets. »

Travail autonome

Et les projets ne manquent pas. Bien qu’ayant eu de mauvaises notes à Nazareth, elle est passionnée par la médecine et la science. Aussi explore-t-elle le champ des médecines alternatives. Elle commence à recevoir des gens chez elle, par exemple pour des séances de shiatsu.

Pendant au moins 10 ans, elle pratique diverses approches en plus du shiatsu: la réflexologie, le touché thérapeutique, le traitement par les plantes et les huiles essentielles, et la naturopathie. Elle aimerait y revenir lors de sa retraite, mais à la condition d’y arriver un jour! « Les approches alternatives, dit-elle, demeureront toujours pour moi un champ d’intérêt. »

Employabilité

Nous abordons ici une partie importante et quelque peu mouvementée de la vie de Nicoléa. Elle s’y prépare en réussissant à l’UQAM un baccalauréat en information scolaire et professionnelle.

Embauchée par le Service d’employabilité de la main-d’oeuvre (SEMO) de l’INCA, elle a pour mission d’aider les personnes ayant un handicap visuel à trouver du travail. Sous la supervision de Clovis Taillon, elle s’attelle à la tâche et, dès le premier été, trouve un emploi à 14 étudiants. Clovis Taillon, selon elle, croyait sincèrement à l’intégration au travail des personnes handicapées visuellement et a été très sous-estimé.

Le Comité d’adaptation de la main-d’oeuvre (CAMO) lui propose, en 1994, un emploi qui l’attire parce qu’il comporte une part de recherche. L’aventure prend malheureusement fin 3 ans plus tard, Nicoléa étant victime de ce qu’elle dénoncera comme un « congédiement injustifié ». Cette éternelle fatiguée fait preuve de résilience et passe du CAMO à l’INLB pour, durant un an, évaluer et aider à orienter vers d’autres ateliers de travail la clientèle des personnes multihandicapées qui ne peut plus bénéficier de services en ce domaine, l’atelier de l’INLB devant cesser ses activités.

Au début des années 2000, elle oeuvre toujours dans le domaine de l’employabilité, cette fois à l’organisme Objectif Emploi. La clientèle est constituée de personnes émigrantes et des 55 ans et plus. Pas de chance : Emploi Québec met fin au projet plus vite que prévu. Embauchée par le SEMO-Montérégie, elle y trouve une « liste d’attente épouvantable » qui comprend près de 600 personnes handicapées. Son mandat consiste à évaluer leur capacité à décrocher un emploi.

Le milieu de la déficience visuelle

Parmi les mille choses qui occupent alors Nicoléa, il y a ses activités, rémunérées ou non, dans le milieu de la déficience visuelle. Elle est, entre autres, vice-présidente, puis présidente de l’Association québécoise de loisirs pour personnes handicapées (AQLPH) à qui elle parvient à donner un deuxième souffle. Plus tard, elle retrouve une vieille connaissance, Clovis Taillon, à l’Association québécoise de la dégénérescence maculaire (AQDM) où, pendant 3 ans, elle informe des gens d’un certain âge atteints de cette maladie. Tout va bien jusqu’au jour où un nouveau conseil d’administration met un terme à ce qu’il considère comme du « niaisage téléphonique ». Encore une fin d’emploi difficile pour Nicoléa, mais elle va s’en remettre et en profiter pour changer d’univers.

L’Audiothèque

En fait, Nicoléa va d’abord changer de ville: elle déménage à Québec et s’installe chez Pierre Schram, son nouveau compagnon. Or, celui-ci dirige l’Audiothèque qui, depuis 1983, rend accessible l’information aux personnes qui ont des limitations à la lecture. Pierre invite donc Nicoléa à se joindre à son équipe. Après avoir beaucoup hésité, car elle n’évolue plus en terrain connu, elle dit oui et, en avril 2008, entre à l’Audiothèque. Elle s’y trouve toujours, en janvier 2015, à titre de coordonnatrice au développement et aux services.

Comment se comporte Nicoléa, curieuse de nature, dans ce nouvel environnement ?

« J’ai fait un peu de tout, raconte-t-elle, ce qui m’a permis de déceler des lacunes dans le fonctionnement de l’organisme et d’y remédier. La technologie nous a obligés à repartir à zéro et on l’a fait. »

Si l’on cherche à mieux définir Nicoléa, un mot s’impose: efficacité. Elle n’aime pas tourner en rond. Mettez trop de temps à prendre une décision et la voilà qui piaffe d’impatience.

« S’il y a un obstacle, dit-elle, je me mets aussitôt en mode solution. »

« Je reviendrai à Montréal… »

Dans sa vie bien remplie, Nicoléa a beaucoup étudié. À 59 ans, elle obtient un diplôme de 2ième cycle en réadaptation de l’Université de Sherbrooke.

Son parcours professionnel est riche d’expériences en réadaptation, en travail social et en employabilité. Elle a longtemps milité au sein d’associations de loisirs pour les personnes malvoyantes de la Rive-Sud de Montréal. Et ça ne s’arrête pas là. A-t-elle un autre projet en tête ?

Oui, revenir à Montréal pour ses 65 ans. Selon elle, la vie y est beaucoup plus facile pour une personne handicapée de la vue parce que le transport est mieux organisé et l’on respecte davantage la canne blanche. On peut y être plus autonome.

« À Québec, dit-elle, on me fait sentir de façon plutôt négative que je suis d’abord et avant tout une personne handicapée. À Québec, j’ai dû me résigner à utiliser le transport adapté, l’accessibilité des lieux et le transport en commun étant problématiques. Mon autonomie et ma fierté en ont pris un coup ! »

En fait, c’est à Longueuil que Nicoléa déménage à la mi-juin 2015. Elle revient donc dans cette Montérégie qui l’a vue naître.

Vieillir

Vieillir change la donne. Nicoléa n’échappe pas à la règle. Elle a envie de se faciliter la vie car son énergie n’est plus ce qu’elle était. Toutefois, sa faculté d’indignation est restée la même. Elle est choquée par la discrimination silencieuse, hypocrite. Elle évoque par exemple la condescendance avec laquelle on regarde parfois une personne malvoyante qui fait des études universitaires. Si elle obtient son diplôme, c’est qu’elle l’a probablement eu au rabais !

Retraite

« Dans mon cas, affirme Nicoléa, le retrait du marché du travail n’est pas pour demain. J’ai encore trop de projets à réaliser ! »

Après tout ce qui précède, on imagine mal Nicoléa se tourner les pouces.

« Si, un jour, je fais seulement du bénévolat, dit-elle avec un brin de malice dans la voix, il faudra que j’en fasse beaucoup. »

Le lecteur n’en sera pas vraiment surpris.