« La vie est un défi, pas une tragédie »
(Élisabeth Kübler-Ross).
Jean-Paul Turgeon naît à Fontainebleau, un petit village situé à une cinquantaine de kilomètres de Sherbrooke, dans les Cantons-de-l’Est, appellation qu’il préfère à celle d’Estrie. La chose se passe le 27 juin 1947, dans un Québec dirigé par l’Union nationale de Maurice Duplessis et « juste avant le milieu du siècle dernier », tient-il à préciser. Il hérite à la naissance d’un glaucome congénital. Issu d’une famille qui comptera neuf enfants, il est le seul à naître avec une déficience visuelle.
Il est âgé de six mois quand on s’aperçoit que la lumière lui fait mal aux yeux au point qu’il en pleure. Il voit jusqu’à l’âge de 3 ans, mais n’en conserve aujourd’hui aucun souvenir. Une opération aux yeux tourne mal et le bambin est désormais aveugle. À la maison, il est élevé comme tous les autres enfants et a la chance d’avoir autour de lui des frères et des soeurs avec qui jouer et explorer les alentours. Le père, qui travaille à la mine d’amiante du village, se promène en forêt avec le petit Jean-Paul.
Pensionnat 1
Puis vient le temps des classes. Les parents sont informés par l’Institut national canadien pour les aveugles (INCA), bureau de Sherbrooke, de l’existence à Montréal de l’Institut Nazareth, une école qui accueille des enfants handicapés de la vue. En 1953, Jean-Paul y fait donc son entrée. L’adaptation au pensionnat s’avère pour le moins pénible: le jeune garçon, curieux de nature, doit se plier à des règles très strictes, à une discipline qu’il juge trop sévère et qu’il n’a pas connue à la maison. Il va néanmoins y passer les 6 années du primaire. Les pensionnaires se déplacent dans la bâtisse en se tenant par le bras ou la main.
Jean-Paul fait l’apprentissage de la lecture grâce au braille, a une prédilection pour le français et les mathématiques. Quant à la musique, enseignée depuis longtemps à Nazareth, Jean-Paul l’apprend, joue du piano, mais avouera n’avoir eu aucun talent. Il poursuit néanmoins ses études musicales jusqu’à ce que, plus tard à l’Institut Louis-Braille, on comprenne enfin qu’il n’est pas vraiment intéressé. N’empêche qu’il affirmera au sujet de Nazareth :
« La qualité de l’enseignement, c’était extraordinaire; ça, il faut le reconnaître, peu importe les conditions de vie ».
Rappelons qu’aucune autoroute ne relie alors les Cantons-de-l’Est à la métropole. À défaut d’avoir la visite de ses parents qui habitent une région éloignée, Jean-Paul reçoit celle de quelques tantes qui vivent à Montréal et qui l’accueillent à l’occasion chez elles.
Pensionnat 2
Il se retrouve ensuite à l’Institut Louis-Braille de Longueuil, un pensionnat pour garçons, et y restera de sa 7ième à sa 11ième année. C’est là qu’il apprend à se servir d’une canne blanche avec le professeur d’anglais Claude Châtelain, mais il mettra du temps à l’utiliser régulièrement. Il pratique des sports, à commencer par le hockey, qu’il pourra bientôt écouter à la télévision le samedi soir. Il obtient la permission de sortir le dimanche pour marcher dans les rues de Longueuil.
Un jour, un chiropraticien aveugle, ancien élève de l’Institut, vient parler aux élèves de son métier qui se rapproche selon lui de la physiothérapie. Jean-Paul retient le mot, fait des recherches sur le sujet et découvre qu’une école de Londres enseigne la physiothérapie à des personnes handicapées de la vue. Lorsqu’il quitte l’Institut, sa 11ième année achevée, il sait un peu plus comment il pourrait gagner sa vie.
Pensionnat 3
Aller à Londres, c’est bien beau, mais on y parle anglais, et Jean-Paul le parle peu: donc, il doit le connaître davantage. Voilà pourquoi, quittant le Québec, il passe un an à l’Ontario School for the Blind de Brandford, aujourd’hui la W. Ross MacDonald School, une école où ira aussi Alan Conway (voir sa biographie). Il y fait sa 12ième année et tout se déroule naturellement en anglais.
Londres
En 1966, Jean-Paul et François, un camarade de classe, aidés par des employés de l’aéroport, prennent l’avion pour Londres afin d’y apprendre la physiothérapie en compagnie d’autres personnes non voyantes venues d’un peu partout dans le monde. Un membre du personnel de l’ambassade canadienne les accueille à l’aéroport et les amène à une résidence d’étudiants, à quelques stations de métro de leur école. Le cours dure quatre ans, mais François rentre au Québec après six mois.
Muni de sa canne, Jean-Paul se rend à l’école en métro où des inconnus lui offrent spontanément leur aide. Le jeune homme en arrive même à aimer se déplacer dans un métro aussi chargé d’histoire. Comme dépaysement, c’est tout à fait réussi ! Durant les cours, il prend des notes avec tablette braille et poinçon. Pour ce qui est des livres de classe, ils sont en braille puisque tous les étudiants ont un handicap visuel. Comme l’anglais parlé à Londres diffère, on s’en doute, de celui de Brandford, Jean-Paul dira ne pas avoir compris grand-chose de ce qu’il a entendu pendant les deux premières semaines. Une rencontre va lui rendre le séjour plus agréable.
Sandra
C’est en effet à l’école qu’il fait la connaissance de Sandra, une étudiante anglaise et, comme lui, aveugle. À la mort de son père, Sandra doit abandonner l’école de physiothérapie et retourner dans sa famille. Une fois au Québec, elle ne pratiquera donc pas la physiothérapie, mais fera du bénévolat à la Fondation Mira avant d’y travailler. C’est en Angleterre que Jean-Paul l’épouse deux ans après l’avoir rencontrée. Ils ne se sont jamais vus et forment encore un couple.
Montréal
En août 1970, diplôme en poche, Jean-Paul revient au Québec et s’installe à Montréal avec sa femme. À peine trois semaines se sont écoulées qu’il commence à travailler à l’Institut de réadaptation, rue Darlington, près de l’Université de Montréal. Son handicap visuel ne constitue pas un obstacle à son embauche. En 1971, le jeune couple a un deuxième enfant. Notons qu’aucun des deux enfants ne sera handicapé visuellement.
Sherbrooke
La petite famille déménage en 1972 à Sherbrooke, une ville plus modeste que les parents jugent plus appropriée pour élever des enfants.
Une profession idéale
Jean-Paul exerce son métier à l’Hôtel-Dieu qui deviendra le Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke (CHUS).
Comme elle est d’abord centrée sur le toucher, Jean-Paul estime alors que cette profession est idéale pour une personne aveugle, d’autant plus qu’elle s’adresse à des personnes qui ont subi une blessure ou ont une incapacité physique au niveau musculaire, cardio-respiratoire ou neurologique, donc qui sont elles-mêmes handicapées. Jean-Paul, qui, par sa cécité, a des limitations fonctionnelles, traite celles, temporaires ou non, qui découlent d’un accident vasculaire-cérébral, d’une fracture, de la sclérose en plaques, etc. Lui qui a connu dans sa jeunesse une période de réadaptation pour mieux vivre avec son handicap, voilà qu’il élabore un programme de réadaptation pour ceux et celles qu’il soigne. Or, ce programme comprend, entre autres choses, des massages, des manipulations, des tractions, des exercices d’assouplissement et de renforcement, donc des gestes pouvant être posés par un non-voyant. Dans les années 80, Jean-Paul met de côté la bonne vieille machine à écrire qui, de toute façon, ne lui permettait pas de se relire. Il la remplace par l’ordinateur qui facilite grandement son travail, par exemple la rédaction des dossiers, d’où un meilleur suivi de l’état de santé des patients. Malgré cela, Jean-Paul appréhende le premier contact avec eux en se demandant comment ils vont réagir devant un spécialiste qui ne peut les voir, mais dira que tout s’est bien passé.
Vivre comme tout le monde
En février 2009, dans le cadre de la Semaine de la Canne blanche, Sandra et Jean-Paul reçoivent les médias chez eux, histoire de démontrer qu’ils mènent une vie pareille à celle de tout le monde en dépit de leur cécité. Cette opération de sensibilisation vise à rappeler que des personnes handicapées visuellement peuvent parfaitement, à l’instar de leurs voisins, habiter leur propre maison, élever des enfants, accomplir les tâches domestiques, autrement dit vivre au quotidien sans trop de difficulté.
Sandra et Jean-Paul avouent à un journaliste qu’ils
« rêvent d’une croisière dans le Sud où ils pourraient descendre du bateau, d’île en île, afin d’y explorer les villes et la nature, admirer les paysages1. »
Un fort beau rêve, oui. Ils admettent cependant qu’ils n’ont pas tout à fait la même liberté d’action que les personnes voyantes. Faisant preuve de sagesse, ils reconnaissent que certains rêves sont difficiles, voire impossibles, à réaliser. Vraiment? Laissons Jean Levasseur, un ami du couple, livrer ici son témoignage :
« Jean-Paul et Sandra, écrit-il, ont su admirablement bien, et je souligne le mot admirable, s’adapter à leur univers physique. Tant le travail, le bénévolat et les activités personnelles de l’un et de l’autre attestent de cette réalité; dans la mesure du bon jugement et de la réalité de chacun, rien, rien, ne leur est vraiment impossible. »
Devoirs, jeux et pelouse
Mais la vie de tous les jours, c’est parfois très agréable. Comme bien des parents, Jean-Paul aide ses enfants à faire leurs devoirs et assiste religieusement à leurs activités sportives.
« Papa, dans toute sa carrière, dit-il avec fierté, a manqué trois pratiques. »
Les enfants des voisins viennent jouer avec les siens, comme cela se fait dans n’importe quel quartier. Pendant qu’ils s’amusent, Jean-Paul pratique des sports d’intérieur tels que le tapis roulant et la bicyclette stationnaire.
L’été, il y a le gazon à tondre. Jean-Paul s’en charge lui-même. L’opération s’avère plus longue que pour une personne voyante. En écoutant attentivement le bruit que fait la tondeuse, il peut savoir s’il a coupé une partie de la pelouse qu’il n’avait pas coupée encore. Parfois, il n’hésite pas à demander à un voisin si son travail est bien fait.
Le milieu de la déficience visuelle
Jean-Paul découvre ce milieu en devenant membre du club de loisirs Oasis, fondé en 1949 et où il s’adonne, notamment, au hockey. Une fois retraité, il milite au sein de l’Association des personnes handicapées visuelles de l’Estrie dont il présidera le conseil d’administration pendant cinq ans. Il consacre du temps et de l’énergie à faire progresser les longs et difficiles dossiers des guichets automatiques, des terminaux de paiement, de l’accessibilité des édifices, etc., des réalités que connaissent les personnes ayant un handicap visuel et habitant d’autres régions du Québec.
Retraite
Depuis 2005, Jean-Paul vit une retraite bien méritée. Sa femme et lui en ont profité pour rendre visite à leur fils qui, pour ses études, a séjourné en Allemagne et au Tennessee, et qui travaille maintenant à Edmonton.
Jean-Paul se dit très heureux d’avoir pratiqué la physiothérapie qui, à son avis, demeure pour une personne handicapée de la vue « une très belle occupation ». Quant aux obstacles que rencontre inévitablement une personne aveugle dans les différentes étapes de sa vie, il estime que « les difficultés, ça se surmonte si l’on persévère ». Lui, il a su faire preuve de ténacité et, de toute façon, il n’est pas du genre à accumuler les insatisfactions. Tout au plus pouvons-nous l’imaginer faisant la grimace lorsque, à l’Université du troisième âge qu’il fréquente, un monsieur lui demande un jour ce qu’est une canne blanche et à quoi elle sert…
Mais Jean-Paul sait faire preuve de patience, du moins son ami Jean l’affirme :
« Dans une société de l’instantané où tout doit s’obtenir dans le moment qui suit, Jean-Paul me renverse constamment par sa capacité à soutenir et accepter l’attente, sans sautes d’humeur, et souvent avec un humour très britannique, sans doute là l’influence de Sandra et des études faites par Jean-Paul dans le Londres des années 60 ».
Pour clore cette courte biographie, permettons à Jean de faire un dernier compliment à un homme qu’il connaît depuis près de 25 ans et dont il est parfois le guide.
« Si l’on devait, écrit-il, établir un modèle d’intégration à une réalité, Jean-Paul serait clairement mon modèle ».
Point à la ligne.
NOTE
- Forgues, Daniel, La Tribune, 3 février 2009.